Sous une petite pluie agaçante, j'attends sagement. Il est 20 heures 50 environ, la boîte de nuit n'est pas encore ouverte, mais la queue pour y entrer est déjà longue. La soirée «Forever Young», réservée aux personnes de plus de 60 ans, est sold-out.
Je fais légèrement tache, je suis la seule jeune. D'ailleurs, deux sexagénaires m'abordent en me chambrant sur mon âge. Elles s'appellent Nadine et Muriel et trépignent d'impatience. Je leur fais moi aussi une petite blague sur notre différence d'âge, mais d'un ton hésitant. Je les qualifie de «sages», pour ne pas dire «vieilles».
«Rien, mais alors vraiment, plus rien à perdre!», ajoute Muriel. Les deux femmes se marrent. En roue libre. Ça promet. Elles me disent venir à cette soirée parce qu'elles n'ont nulle part où sortir entre sexagénaires. Ailleurs, la moyenne d'âge est trop basse. «Mais on s'en fout, non?», je leur demande.
Elles rient encore. «Et vous savez, les discothèques ouvraient à 21 heures à notre époque! Moi, je devais rentrer à minuit... Mais c'était pratique, il n'y avait pas besoin de faire une sieste avant de sortir, comme pour les jeunes d'aujourd'hui!» Elles sont sympas, Muriel et Nadine. Malgré les quelques gouttes de pluie, l'ambiance est bonne, le ton de la soirée est donné.
Il est 21 heures, on entre. Le videur fait des blagues à certaines clientes. «Vous êtes trop jeune, vous, vous devez avoir 47 ans, non?!». En montant au Jetlag, au dernier étage du Mad, je dépasse deux personnes qui soufflent un peu dans les escaliers. «C'est l'échauffement avant la piste de danse!», dit une femme à une autre en riant.
Première impression, la musique est super. Les Stones, Queen... Sur You're The One That I Want, je dois me mettre à l'écart, tant ça danse fort et bien. Et le son est beaucoup moins fort qu'en temps normal. C'est super. Un traitement de faveur pour ces «jeunes vieux»? C'est vraiment plus agréable quand on s'entend causer, ça devrait être plus souvent comme ça.
Je me balade en observant les fêtards. Il y a un couple qui danse en dégageant une telle énergie, ils irradient. J'irai peut-être leur parler plus tard, pour l'instant, ils sont en train de danser un rock endiablé.
Deux femmes m'interpellent près d'un des bars. Elles s'appellent Diane et Bernadette et elles me chambrent elles aussi sur mon âge.
Elles éclatent de rire. Elles sont heureuses d'être là, de danser, de s'amuser, et ne sont absolument pas hostiles à la trentenaire qui leur pose des questions. Elles sont très sympas, et prennent volontiers la pose. «C'est pour quel journal?»
Les deux copines me racontent qu'avant de venir, des amis leur ont dit de faire attention à leurs verres, de ne jamais les laisser sans surveillance... «Mais je crois qu'on est tranquilles, ici!», s'esclaffe l'une des deux. «On est là parce qu'on aime danser, tout simplement. C'est notre jeunesse, c'est de la bonne musique, ça, non?!» Je leur donne raison. «Ah, si même les petits jeunes aiment ça!» Elles ont l'air de passer une bonne soirée. «Bon, par contre, il y a beaucoup de femmes... Où sont les hommes?!»
Je continue mon tour de salle. Les fêtards sont nombreux à immortaliser la soirée. Et j'observe beaucoup de coques à clapet (cet objet a un nom officiel?), l'accessoire ultime pour téléphone de darons.
Ce sont deux autres amies qui m'interpellent à leur tour... avec la même blague sur mon âge. Précisons qu'il n'y a jamais d'agressivité dans cette remarque. C'est juste le prétexte le plus évident que trouvent les gens pour m'aborder.
Selon les deux Yverdonnoises, il n'y a, par chez elles, que le Coyote, un bar de motards avec de la musique live, qui organise parfois des soirées où elles peuvent s'amuser. «Il faut que l'amalgame [réd: une salle de concerts à Yverdon] ou même la commune ouvre un lieu pour nous, sinon on va finir aux 4 marronniers [réd: une fondation pour personnes âgées]...» Elles rient avant de reprendre plus sérieusement. «C'est triste, nous on veut juste danser!»
Un peu plus loin, deux femmes me sourient en faisant de grands signes. Ce sont mes deux copines de la file d'attente, Nadine et Muriel. «Alors, c'est comment?», je leur demande.
Certes, pas de slow, mais à peine une heure après le début de la soirée, l'ambiance est folle, et elle monte encore d'un cran quand le DJ passe Roxanne, de The Police. J'ai vu Sting au moins cinq fois en concert, je ressens le même enthousiasme que les seniors qui ont tous levé les bras dès les premières notes. La bonne musique n'a pas d'âge.
Sur Ça (c'est vraiment toi) de Téléphone, le couple qui dansait un rock endiablé une heure plus tôt fait toujours une démonstration de l'étendue de ses talents. La femme porte une veste à paillettes, avec une tête de licorne dans le dos. «Elle est magnifique votre veste!», me permets-je de lui dire.
L'homme porte un pull rouge sur une chemise, avec un nœud papillon. Ils sont élégants, beaux, rayonnants.
Ils sont artiste peintre et professeure de danse. «J'ai 81 ans, nous avons fêté nos 53 ans de mariage», m'explique John, qui tient tendrement Jacqueline dans ses bras. Ils sont aussi gentils que beaux. Leur énergie est contagieuse. Ils cessent de danser le temps de me prendre dans leur bras, et ils y retournent. «La route est semée de fleurs, vous verrez!» La trentenaire est à deux doigts de verser une larme en pleine boîte de nuit.
Je les admire danser encore un moment, puis entame la discussion avec Daniel, un Genevois, venu «jusqu'ici» exprès pour cette soirée. «Avant, on avait les Fêtes de Genève, on allait danser tous les soirs de la semaine! Mais ça a été supprimé... Pour les gens de mon âge, il n'y a plus rien, ils nous ont tout enlevés, à Genève!»
Je lui demande s'il sait pourquoi il y a plus de femmes que d'hommes, s'il y a une explication rationnelle à ça. Il me répond du tac au tac en riant:
Le temps passe vite, il est déjà 22 heures 45. Jacqueline et John viennent me dire au revoir, ils partent avant les bouchons dans le parking. Je leur dis que je me rappellerai de cette jolie vision de la vie, la route semée de fleurs. «Il ne faut pas oublier de planter les graines et de les arroser pour qu'elles fleurissent», me dit John d'un air malicieux. On échange un dernier sourire, je salue encore une fois le panache de la veste licorne de Jacqueline, et ils s'en vont.
A partir de 23 heures, les 60 ans et plus peuvent évidemment rester, mais l'accès sera ouvert pour tous les âges. Pour le moment, de nombreux seniors sont encore en train de danser, ils n'ont absolument pas l'air d'être sur le départ. Allez, moi j'y vais gentiment.
En marchant à travers le quartier du Flon, je repense aux idées préconçues que j'avais avant de venir faire ce reportage. J'avais peur que cette soirée spéciale soit un peu ridicule. Mais au final, c'est moi qui suis ridicule d'avoir pensé ça. Cette fête était magnifique, folle, pleine d'énergie. Et nécessaire, à en croire toutes celles et ceux avec qui j'ai pu échanger. Pour Diane, Bernadette, Dodoche, Fabienne, Muriel, Nadine, et les Kennedy, vivement la prochaine.