La gestion du virus se frotte depuis le début à une flambée de dilemmes et de paradoxes. Corollaire naturel d'une situation où la poursuite d'un objectif porte atteinte à la poursuite d'un autre: le choix du pari politique. Et c'est à Paris, justement, qu'une nouvelle conséquence de cette situation difficile s'est faite jour ce 12 juillet: le président français Emmanuel Macron annonçant des mesures restrictives pour les non-vaccinés, dans le but de les pousser à franchir le pas de la piqûre. Au risque de diviser le pays.
En France, comme dans d'autres pays d'Europe, l'épidémie reprend – merci à Monsieur le variant Delta – et la vaccination est à la traîne. Ou plutôt était. Depuis cette soirée du jeudi 12 juillet où Emmanuel Macron a annoncé une série de mesures, les inscriptions pour se faire vacciner sont montées en flèche: près d'un million de Français se sont enregistrés le jour de l'annonce. Les mesures en question? La vaccination obligatoire pour les soignants et l'élargissement du pass sanitaire dans tous les lieux de loisir (dès le 21 juillet) ainsi que les centres commerciaux, les transports publics et autres restaurants (dès début août).
L'objectif est clair, comme il l'a toujours été depuis le début de la vaccination à l'échelle internationale: faire en sorte que la population atteigne l'immunité collective. Le moyen pour y parvenir: la vaccination du plus de personnes possible. Rappelons qu'il s'agit surtout pour les personnes âgées d'être protégées du virus et pour les personnes en bonne santé de ne pas le propager. S'y ajoutent les risques aléatoires de covid long et l'absence de possibilité pour certaines personnes à risque de se faire vacciner, pour des raisons médicales.
La décision de faire peser les nouvelles restrictions seulement sur les non-vaccinés peut être associée à deux constats, valables aussi en Suisse:
Les nouvelles mesures permettent ainsi à des individus qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, attendaient que ce soit obligatoire pour se faire vacciner, de le faire. D'où l'explosion d'inscriptions récentes. C'est notamment frappant dans le milieu du personnel médical, comme l'expliquait le directeur général de l'Assistance publique- Hôpitaux de Paris Martin Hirsch à la Matinale de France Inter ce 13 juillet.
Problème: on ne sait pas vraiment combien de non-vaccinés sont prêts à passer sur leur hésitation. Actuellement, 6 Français sur 10 n'ont pas encore reçu leurs deux doses – c'est pareil ici en Suisse.
Ainsi, la politique engagée par Macron est bien de l'ordre du pari. Imaginons qu'il foire. Non seulement l'immunité collective ne sera pas atteinte, mais les vaccino-sceptiques y verront la preuve que la fameuse injection n'est pas la solution – ou que le gouvernement n'est pas convainquant.
C'est donc une prise de risque de la part du président Macron, moins d'un an avant sa probable candidature à sa réélection à la tête de la République.
Passés les défis sanitaire et électoral, une troisième épreuve: la cohésion de la société. Obtenir l'immunité collective est un objectif de santé publique qui s'explique par la situation de crise que nous traversons en ce moment. Mais un chef d'Etat a aussi pour mission de garantir la paix sociale.
Dans les circonstances actuelles, cet exercice s'apparente à un dilemme sur le plan de la gestion de la crise: entre le choix de l'incitation soft et celui de l'incitation hard, un même risque de ras-le-bol court sur la société. D'un côté, si les non-vaccinés intransigeants sont stigmatisés, il est probable qu'ils transforment leur colère en actes. De l'autre, si le retour à la vie normale n'est pas perçu comme suffisamment rapide, une majorité de la population, pro-vaccin ou pas, finira par faire montre de son impatience.
En Suisse, de l'avis de juristes et d'observateurs politiques que nous avons pu sonder, on peut raisonnablement s'attendre à ce que le Conseil fédéral reprenne un discours plus strict dans les prochaines semaines. Sans aller pour autant jusqu'à des mesures comme le certificat Covid obligatoire pour l'accès aux restaurants. La controverse sur ce qui est permis ou non d'imposer aux citoyens au nom de la santé demeure cependant.
L'une des personnes à avoir répondu à nos sollicitations est la professeure honoraire de droit Suzette Sandoz. Ancienne conseillère nationale libérale, elle dit ne plus reconnaître son ancien parti, qui devrait selon elle théoriser à l'aune du contexte actuel les concepts de liberté et de responsabilité qui sont pourtant associés à son ADN. «A l'époque, il y avait au sein du Parti libéral une réflexion sur les valeurs à chaque législature. Aujourd'hui, cela fait cruellement défaut.»
Or, le vice-président du PLR Philippe Nantermod a, lui, justement pris clairement position ces derniers jours à propos de la vaccination en baisse en Suisse. Dans une chronique pour le quotidien Le Temps, il a, dans un cinglant appel à tous à passer par l'étape injection, attribué aux non-vaccinés la responsabilité morale des morts du Covid à venir. La tribune, au ton volontiers polémique, a fait énormément réagir.
Selon Suzette Sandoz, le texte du conseiller national valaisan est «monstrueux», consistant simplement en un coup de gueule personnel et contre-productif qui «ajoute de la matière à la formation de camps adverses». Sur le fond du problème, l'ex parlementaire ne mâche pas ses mots:
Quant aux mesures politiques des gouvernements, français, suisse ou d'ailleurs, celle qui anime le blog «Le grain de sable» n'en peut plus «qu'ils nous prennent pour des enfants.» Sur les vaccins, par exemple: «Qu'on nous dise clairement qu'on est encore dans l'ordre de l'expérimentation!» Et l'ancienne élue de se demander pourquoi on ne met pas plus d'énergie dans la recherche de médicaments. «Il semblerait qu'il y en ait de qualité et de bons marché, mais l'atmosphère de mensonge qu'on ressent aujourd'hui de toutes parts ne nous aide pas à y voir clair.»
Suzette Sandoz se reconnaît volontiers parmi les électrons libres et les esprits critiques qualifiés pour une partie d'entre eux, dont certains à tort, de «complotistes». Or ceux-ci peuvent aujourd'hui estimer avoir avancé des thèses il y a un an qui maintenant se réalisent ou s'envisagent:
On voit bien que le gouvernement Macron voudrait rendre la vaccination obligatoire. Cette idée semble même avoir fait son nid dans l'opinion française depuis quelques semaines. Les opinions qui s'expriment sur les chaînes d'info en témoignent. Mais puisqu'il n'est pas possible pour le sommet de l'Etat de faire passer la pilule comme ça, il trouve les moyens de rendre la vie impossible aux non-vaccinés. En Suisse, c'est déjà le cas pour certains spectacles, matchs de football ou boîtes de nuit.
Si le Conseil fédéral fait un pas de plus et qu'une part importante de Suisses y voit une injustice, ils pourront utiliser les armes démocratiques, au sens large. Contrairement à la France, nous n'avons pas de Conseil constitutionnel. Nos garde-fous ne sont pas juridiques, mais politiques, fondés sur le partage des pouvoirs et la culture de la délibération. A ce titre, les débats sur les vaccins et les mesures sanitaires, que tout le monde a l'impression de vivre depuis un siècle, ne font que commencer. On parie?