«Tu vas brûler toi et ta famille», ces termes extrêmement violents figurent dans des lettres anonymes reçues par la députée de la gauche radicale Mathilde Marendaz et le conseiller communal lausannois Samson Yemane, alors que les élus sont parfois les cibles d'invectives, la ligne rouge semble avoir été franchie et les victimes de ces missives ont porté plainte.
La tendance aux menaces envers les élus s'est-elle accentuée? Les politiques sont-ils trop accessibles, donc trop exposés à ces menaces? Frederic Esposito, politologue et directeur du Bachelor en relations internationales à l'Université de Genève nous éclaire.
En Suisse, contrairement aux autres pays européens, si on veut contacter un élu, il est relativement simple de trouver son numéro de portable ou son adresse sur le web, comment expliquez-vous cette particularité?
Tout d'abord, il faut s'intéresser à notre système de politique de milice. En Suisse, les élus sont semi-professionnels, ils ne font pas de la politique à plein temps. Prenez les conseillers communaux par exemple, ils ne sont pas payés, mais indemnisés selon le cadre fixé par chaque canton. Ce système politique permet d'être ancré dans les réalités et de mieux connaître les problèmes de la population. L'avantage, c'est une facilité d'accès au politique.
Chez nos voisins français, il est plus difficile d'accéder aux élus, car il faudra passer par des filtres administratifs comme le secrétariat, par exemple. Vous n'aurez pas le numéro de portable d'un député français en accès libre.
Les politiques suisses ne devraient donc plus être aussi transparents?
La transparence, c'est l'ADN des politiques suisses. Mais peut-être qu'effectivement, il faudrait protéger un peu mieux l'accès à ces données. Sachant que les noms, les mails et les adresses sont connus.
Je pense qu'on peut monter d'un seuil la sécurité de nos élus sans que ça remette en question leur accessibilité. On a encore un peu de marge pour répondre à cet impératif sécuritaire tout en garantissant un accès raisonnable des citoyens à leurs représentants.
Il y a toutefois une différence de protection entre les conseillers fédéraux et les élus cantonaux, voire communaux, rien n'est mis en place pour les protéger?
Les protections particulières sont mises en place lorsque l'on considère que la menace est d'intensité importante, mais sinon il n'y a pas de protection particulière pour les élus.
Néanmoins, je pense qu'une réflexion devrait être menée sur le bon fonctionnement de notre démocratie face à une radicalisation réelle du débat public.
Justement, on a l'impression que les menaces envers les politiques sont plus courantes aujourd'hui, c'est le cas?
Ce phénomène n'est pas nouveau. On oublie que la démocratie directe a souvent été un lieu de débats extrêmement âpres. Je me souviens de certains sujets portant sur l'Europe où les débats étaient houleux, où les invectives pleuvaient lors des Landsgemeinde. La votation sur la Lex Weber avait suscité à l'époque son lot de tensions et d'insultes.
Et cette tendance à la radicalisation des débats dans l'espace public est réelle, elle n'est pas juste ponctuelle.
Comment l'expliquez-vous?
Il y a plusieurs explications à cette tendance. La première, c'est l'impact qu'a eu l'assaut du Capitole par les troupes de Donald Trump. Oui, cela nous semble éloigné des préoccupations des Suisses, mais cette attaque contre les institutions et les représentants dans un pays démocratique a marqué le franchissement de la ligne rouge.
Cet événement a marqué fortement les esprits et a eu des conséquences indirectes en Suisse. Aujourd'hui, lorsque les citoyens ne sont pas contents, ils peuvent réagir très fortement contre les élus, qu'ils soient du niveau communal ou national, comme cela a été le cas aux Etats-Unis. Je pense que cet élément contextuel a été très fort.
Mais ce n'est pas l'unique raison...
Non, bien entendu, il y a aussi une forme de radicalité politique sur certains sujets qui va renforcer cette tendance. Dans le cas suisse, la raison pour laquelle on cible l'élu local, c'est parce qu'il est le premier niveau de contact avec notre gouvernance démocratique. Dans les moments où il y a une forte contestation, sur des sujets environnementaux ou économiques, on va s'en prendre au premier échelon de la politique, c'est-à-dire le conseil communal ou les représentants cantonaux.
Pour en revenir aux deux élus vaudois ciblés par les menaces de mort, ils ont comme point commun d'être à gauche de l'échiquier politique, vous y voyez une cible privilégiée?
C'est une bonne remarque et je dirai qu'il faudrait une analyse plus fine pour vous répondre.
Les gens qui vont menacer ces politiques n'ont pas forcément d'appartenance politique.
Ce ne sont donc pas des personnes qui iraient manifester leur colère en public?
Il n'y a pas forcément de corrélation entre les personnes qui envoient des menaces ou qui invectivent sur les réseaux et celles qui manifestent sur la place publique.
Quant à leur profil, je ne peux pas vous répondre précisément, car là aussi, il faudrait effectuer une recherche sociologique. Mais ce que je peux vous dire, c'est que l'anonymisation permise par les réseaux sociaux joue un rôle majeur dans la dégradation des échanges et la baisse de qualité des débats.
Avec le climat que vous décrivez, pensez-vous que c'en est fini des conseillers fédéraux sans gardes du corps et des élus que l'on peut aisément aborder dans les transports publics?
Non. Je pense que la Suisse a, dans son modèle de gouvernance, un élément unique et c'est cette forme de normalisation. Il faut la préserver. Je pense que c'est important qu'un conseiller fédéral puisse prendre le train, sans être entouré d'une dizaine de gardes du corps, mais il faut défendre cette normalité avec des moyens supplémentaires, car les politiques sont plus exposés aujourd'hui qu'il y a dix ans.
Vous vous souvenez du slogan de François Hollande qui voulait être «un président normal»? En Suisse, nous n'avons pas besoin de ce slogan, car notre système politique cultive cette proximité.