La Confédération franchit de nouvelles frontières dans son exploration des réseaux sociaux. Après l'ouverture d'un compte gouvernemental sur Instagram en 2022, elle s'intéresse désormais à des voies alternatives: depuis mi-septembre, elle est présente sur le réseau social décentralisé Mastodon.
Il s'agit d'un essai pilote qui durera une année et dont le but est «d'expérimenter la communication gouvernementale sur une plateforme organisée de manière décentralisée», peut-on lire dans le communiqué de la Chancellerie fédérale.
Une des particularités de Mastodon, c'est qu'il est à la fois un logiciel libre et un réseau de microblogging construit comme une fédération de serveurs. Et pour faire partie de cette fédération, tout un chacun peut soit créer son propre serveur, ou «instance» selon le vocabulaire de Mastodon, soit adhérer à un serveur existant.
La Chancellerie fédérale a opté pour la première solution en créant avec le logiciel libre Mastodon sa propre «instance», nommée «social.admin.ch».
Outre la Chancellerie fédérale et le porte-parole du gouvernement André Simonazzi, on y trouve pour le moment les comptes du Département fédéral des affaires étrangères, du Département fédéral de l'intérieur et du Département de l'économie, de la formation et de la recherche. Parmi les Conseillers fédéraux, Guy Parmelin a été le premier à se lancer et compte déjà plusieurs publications.
On précise bien que l'Etat helvétique continuera à utiliser les autres réseaux sociaux, X, Instagram et compagnie. La Confédération loue les caractéristiques de Mastodon – organisation décentralisée, protection des données – qui permettent «d'échapper au contrôle d'une seule entreprise ou à une censure étatique». Tout en insistant sur le fait qu'il ne s'agit pas d'«une réaction aux développements d'autres plateformes de médias sociaux».
Pourtant, c'est bien la souveraineté numérique qui est en jeu ici. C'est en tout cas l'avis de Florian Siegenthaler. Administrateur au sein de l'association FairSocialNet, qui gère notamment une importante instance suisse «tooting.ch».
Le Vaudois se souvient d'un épisode en 2020 où l'Office fédéral de la communication (OFCOM) avait vu ses quatre comptes Twitter fermés du jour au lendemain sans aucune explication.
Ironie du sort, cette coupure d'une dizaine de jours a lieu pendant que se tenait le Swiss Internet Governance Forum, un événement consacré à la discussion de questions liées à la numérisation et dont le but est de «contribuer à un développement de l'internet ouvert et bénéfique pour tous ».
L'OFCOM avait fini par publier un communiqué sur son site pour informer ses followers et alerter Twitter, qui ne répondait pas à ses sollicitations, détaille Florian Siegenthaler. «Avec Mastodon, l’avantage, s’il y a un problème, c'est qu'ils peuvent directement demander aux équipes de la Confédération qui gèrent l’instance "social.admin" de le régler», souligne l'administrateur de FairSocialNet.
Le petit poucet des réseaux sociaux se distingue aussi par la liberté qu'il offre à ses utilisateurs d'instaurer leurs propres règles sur leur instance.
«Par exemple, lorsque les gens rejoignent notre instance «tooting.ch», ils savent que c’est FairSocialNet qui va faire les règles. Donc, si les gens participent à l’association FairSocialNet, ils peuvent décider comment se fait la modération», explique Florian Siegenthaler. Il y a donc moins de risques de se faire censurer suite à une lubie d'un certain milliardaire...
Les instances sont aussi libres de réglementer d'autres aspects comme la récolte de données. De manière générale, sur le réseau au logo de mammouth, on se limite au strict minimum, un argument qui a aussi séduit la Confédération, soucieuse de la protection des données.
Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'on peut publier n'importe quoi sur ce réseau. L'administrateur de «tooting.ch» déconseille de partager des informations sur sa vie privée car les messages ne sont pas cryptés. «L’interface web de Mastodon le précise, si on écrit un message privé, il ne sera pas chiffré, parce que techniquement ça demande beaucoup de développement.»
Mastodon a connu une forte percée suite au rachat de Twitter par Elon Musk en automne 2022. Les changements controversés introduits par le milliardaire américain ont provoqué le départ de pas mal d'utilisateurs.
Mastodon en a profité: le nombre d'utilisateurs actifs mensuels dans le monde est passé de 300 000 en octobre à plus de 2,5 millions en novembre 2022. Mais cela reste loin des chiffres de X, anciennement Twitter, qui comptait quelque 540 millions d’utilisateurs actifs mensuellement en juillet 2023, selon son propriétaire.
En Suisse, on serait «quelques milliers» à utiliser le réseau social estampillé d'un mammouth, selon Florian Siegenthaler qui précise qu'il est «difficile de faire des statistiques», étant donné le caractère décentralisé de Mastodon. Celui-ci compterait près de 10 000 instances au niveau mondial.
Quel public vise alors la Confédération? Aucun en particulier, nous répond-on du côté de la Chancellerie.
La Confédération lance en quelque sorte un nouvel appât et attend de voir si ça mord du côté de ses administrés, sans se fixer d'objectif chiffré à atteindre en termes d'audience. On peut noter que le compte d'André Simonazzi affiche déjà un score honorable de 1200 abonnés. Quant au type de publications, il se limite, en tout cas pour l'instant, à une reprise des sujets publiés sur les médias sociaux mainstream.
«Au bout d'un an, la Chancellerie dressera un bilan et décidera si l'instance doit être maintenue ou désactivée. L'intérêt et l’impact des contenus du Conseil fédéral et des départements sur Mastodon joueront un rôle dans cette décision», précise le service de communication de la Confédération.
La Suisse n'est pas le premier Etat à s'essayer aux «toots» (l'équivalent des tweets) de Mastodon. L'Allemagne a sauté le pas en 2022 déjà, en créant elle aussi sa propre instance, «social.bund.de», qui héberge une centaine de comptes à l'heure actuelle.
L'Union européenne s'est lancée à peu près à la même époque avec l'instance «social.network.europa.eu». On y trouve une vingtaine de représentants des institutions européennes telles que la Commission européenne, avec 90 000 abonnés, ou encore l’Agence de l’Union européenne pour le programme spatial (EUSPA).
A l'intérieur de nos frontières, certains cantons ont aussi devancé la Confédération. C'est le cas de l'Etat de Vaud et de Bâle-Ville qui ont chacun leur compte sur l'instance «tooting.ch», gérée par l'association FairSocialNet basée en Suisse romande.