«Ce sont les signes évidents que vous avez une addiction à la nourriture»
Pourquoi s’intéresser à l'addiction à la nourriture, vous, le médecin spécialiste de l'obésité? Est-ce que vous l'observez fréquemment parmi vos patients?
Parmi mes patients, j'ai constaté que certains présentent des signes clairs, évidents, d’une addiction à la nourriture. Cette prévalence augmente en fonction du degré d’obésité.
Mais on observe aussi cela chez des personnes qui ne souffrent pas d'obésité. Je précise aussi que, contrairement à une croyance collective, l'obésité n'est pas seulement due au simple fait que la personne mange mal ou ne fait pas d'exercice. Il s'agit d'une maladie chronique, multifactorielle et récidivante. Chez plus de deux tiers des patients, perdre du poids ne se résume pas à «Manger moins et bouger plus». Le problème provient de troubles du comportement alimentaires et de facteurs psychologiques.
Lesquels?
De nombreux facteurs environnementaux, comme le stress, les soucis de tous les jours, certains évènements de vie - que ce soit un mariage, un deuil, un déménagement, ou encore les traumatismes anciens -, induisent des troubles de comportement alimentaire. Il s'agit parfois de traumatismes très graves, subis dans l'enfance ou dans l'adolescence, et que la personne compense plus tard par la nourriture. Cette compensation est souvent un signe de l'addiction. J'appelle cela «l'alimentation émotionnelle». Lorsqu'on traverse une période stressante, on se rabat aussi sur un aliment, souvent sucré, qui va nous provoquer un plaisir immédiat.
Il y a quelques années, avec mes collègues, on s'est dit que c’est précisément cette recherche de récompense que la personne a de la peine à contrôler. Vous mangez un morceau de chocolat, tout va mieux, mais au bout de quelque temps, vous allez en chercher un second. Et puis, ça s'accumule. Une caractéristique de l'addiction, c'est le désir compulsif de manger et la difficulté à contrôler sa consommation.
Peut-on comparer l'addiction à la nourriture à celle de l'alcool ou de la drogue?
Des études claires et solides par imagerie cérébrale ont démontré que les zones activées dans le cerveau sont les mêmes pour une personne qui souffre d’addiction à la cocaïne que d'addiction à la nourriture. Autre élément typique des addictions que je constate chez mes patients: le symptôme de sevrage. Une de mes patientes, par exemple, qui rencontre beaucoup de problèmes au travail, a trouvé sa récompense dans le chocolat.
Lorsqu'elle essaie d’arrêter, elle commence à trembler, à transpirer... Elle souffre d'un mal-être psychique similaire à ceux d’une personne alcoolique à qui vous coupez l’alcool.
Est-ce que certaines personnes sont plus disposées que d'autres à l'addiction à la nourriture? Ou n'importe qui peut-il être concerné?
Tout le monde peut être concerné. Il existe toutefois des prédispositions génétiques et certains dérèglements hormonaux chez les personnes en situation d'obésité qui favorisent les comportements addictifs. Par exemple, chez les obèses, on constate notamment un dérèglement hormonal sur la régulation de l'appétit (la ghreline, la leptine) dont la sécrétion est perturbée. Le sentiment de satiété est altéré, donc la personne continue à manger.
En revanche, nous ne sommes pas tous égaux face au stress. Certains sont très résistants, d’autres très sensibles. Ces gens-là sont plus à risque de développer des problèmes d'addiction à la nourriture. Il y a aussi la pression générée par la société et sur les réseaux sociaux, en particulier sur les femmes, d'être le plus mince possible.
Est-ce que, selon vous, les personnes atteintes de ce type d'addiction viennent de milieux sociaux particuliers?
Très bonne question. On sait que les populations défavorisées, les quartiers moins aisés - même dans une ville comme Genève - présentent des différences en termes de prévalence d'obésité et de troubles du comportement alimentaire. Un milieu socio-économique défavorable est propice au développement de ces problèmes. Si on a peu de moyens, on aura tendance à se tourner vers une nourriture moins chère, de moins bonne qualité, avec beaucoup d'aliments transformés, qui favorisent ces shots de dopamine. Certaines études évoquent aussi le niveau d'éducation, même si je ne suis pas entièrement d’accord, d'après ce que j'observe ici parmi nos patients - et nous en accueillons des milliers chaque année dans notre service spécialisé, aux HUG.
Quelles sont les difficultés particulières de l'addiction à la nourriture?
Contrairement à la drogue, on ne peut pas diminuer petit à petit diminuer la dose avant d'arrêter définitivement. On ne peut pas arrêter de manger. Il faut continuer à s’alimenter, pour avoir les vitamines et les nutriments nécessaires.
Autre difficulté: dans notre société, la nourriture est omniprésente. Dans la rue, les kiosques, les distributeurs automatiques, les supermarchés, les gares, les arrêts de bus, etc. Cette disponibilité des aliments et l'influence de la publicité que l'on voit sur les réseaux sociaux ou dans les jeux vidéos font qu’il est plus facile que jamais de trouver cette «récompense». Même si on n'a aucune envie de manger ou que l’on sort d'un restaurant, il est facile de se dire: «Oh, je vais m'offrir ce biscuit, cette boisson sucrée, ça me fait plaisir» en passant devant.
L’industrie agroalimentaire joue-t-elle un rôle là-dedans?
Un rôle majeur. Le but de cette industrie est de faire du business et de vendre. Elle ajoute donc à tout-va des exhausteurs de goût et des additifs pour exacerber le plaisir gustatif, ce qui ne fait qu’aggraver le problème de l’addiction.
Où en est la reconnaissance de l'addiction alimentaire aujourd'hui?
De plus en plus éléments font penser à la communauté scientifique et moi-même que l'addiction à la nourriture est une véritable entité médicale. Un diagnostic. Pour l'instant, ce n'est qu'un concept. L'addiction à la nourriture n'est pas encore définie telle quelle dans la classification internationale des maladies. C'est une question de temps avant qu'elle ne soit reconnue, même si je ne saurais vous dire si cela prendra des mois ou des années.
On parle encore assez peu de cette addiction. Est-ce aussi dû à la honte des personnes que peuvent éprouver ceux qui en souffrent?
C’est évident. Les gens n’osent pas en parler, car ils ont peur du regard des autres. Mais il ne faut pas. C’est une véritable maladie pour laquelle il existe des traitements. Le problème, c'est que les professionnels de santé ne sont pas suffisamment formés à ce genre de problématique. Et il n’y a rien de pire quand une personne décide de se prendre en charge, d’aller chez le médecin, et que celui-ci simplifie le problème.
L'une de mes patientes a fait le tour de huit cabinets médicaux qui ont tous refusé de la traiter - elle a fini par en faire un article dans la Tribune de Genève.
Si demain quelqu'un qui entend parler de l'addiction à la nourriture se sent concerné, que peut-il faire?
Il faut consulter un spécialiste de l'obésité, mais le bon. Une personne formée qui va pouvoir reconnaître les symptômes d'une addiction éventuelle, comme on vient de les évoquer: un besoin irrépressible et instantané de vouloir compenser ses émotions ou un mal-être par la nourriture.
Cette motivation, il faut l'entretenir. C’est au médecin et aux soignants qu’il revient d'accompagner dans ce processus thérapeutique, qui peut s'avérer particulièrement long.
Quelles sont les approches thérapeutiques, justement? Comment guérit-on d'une addiction à la nourriture?
Ce qui est important, c’est d’abord de trouver l'ensemble de déclencheurs avec la personne concernée. Le facteur qui déclenche ce besoin irrépressible de manger, le motive en anglais. Ce peut être le stress, les émotions négatives - mais aussi positives. Ensuite, il s’agira d’essayer, au moyen d'un travail comportemental, de modifier son schéma de pensée: «J'ai une émotion, je réagis par une certaine geste.» J’ai également la chance de compter dans mon équipe divers professionnels, des psychologues formés spécialisés dans la «thérapie cognitocomportemental» (TCC), des médecins, des infirmières, des psychologues diététiciennes, des physiothérapeutes et des art-thérapeutes qui se regroupent autour de nos patients.
Que leur proposez-vous?
Nous organisons, entre autres, des ateliers en groupe d’une journée ou deux qui rassemblent des personnes avec des problématiques similaires. Ça aide le patient à comprendre qu'il n'est pas seul et que d'autres sont confrontés aux mêmes difficultés que lui. Il y a un partage des différents vécus dans un cadre bienveillant et confidentiel.
Ce n’est pas juste le «grand médecin» qui va imposer de faire ci ou ça. Les objectifs doivent se travailler ensemble, entre le soignant et le soigné. Former les professionnels de santé à accompagner les personnes en situation de maladies chroniques et inclure le patient, c'est ce que nous essayons de promouvoir aux HUG.
