Au cours des dernières décennies, les accidents du travail sont devenus de moins en moins nombreux en Suisse. L'Office fédéral de la statistique (OFS) en comptait quelque 358 000 en 1990, contre environ 278 000 en 2019. Bien que ponctuée de quelques fluctuations, la tendance générale est clairement à la baisse.
Pourtant, en regardant attentivement les chiffres, on s'aperçoit que cette diminution ne concerne que les hommes. Car chez les femmes, le nombre d'accidents suit la tendance opposée.
Concrètement, en l'espace de 30 ans, la quantité d'accidents comptabilisés par l'OFS a baissé de 33% chez les hommes et bondi de 38% chez les femmes. Encore une fois, malgré les fluctuations, la tendance est claire.
Les chiffres collectés par la Suva, principal assureur-accidents du pays, donnent une image similaire, bien que moins nette. Entre 2013 et 2022, les accidents professionnels ont baissé chez les hommes, et augmenté chez les femmes.
Pourquoi? Sur sa page dédiée, ainsi que dans deux rapports qu'il a consacrés aux accidents de travail, l'OFS ne fait aucune mention claire à cette double tendance contradictoire. Contactée par nos soins, la Suva n'a pas non plus fourni d'explication immédiate.
Faut-il voir dans cette hausse le simple reflet d'une plus grande présence des femmes sur le marché du travail? Selon Isabelle Probst, professeure associée à la Haute Ecole de Santé Vaud et à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, cela n'explique pas tout.
La preuve: «Si l'on rapporte le nombre d'accidents au nombre d'heures travaillées, la tendance reste la même», déclare-t-elle. Et d'ajouter:
D'après la professeure, qui a exploré la question de la reconnaissance des atteintes professionnelles dans ses recherches, la situation mise en lumière par les chiffres a des explications profondes, liées aussi bien à la manière de faire de la prévention en Suisse qu'à la répartition des tâches entre hommes et femmes.
«Les femmes et les hommes ne font presque jamais le même travail, même lorsqu'ils travaillent dans le même secteur», pose-t-elle d'emblée. «Cela fait en sorte que les risques changent en fonction du genre».
Alors que les hommes ont plutôt tendance à «oeuvrer dans les secteurs techniques», les femmes sont très présentes dans la santé, l'action sociale, le commerce de détail et la restauration. Des secteurs qui, d'après Isabelle Probst, «ont vu leurs conditions durcir ces dernières années».
«Ces conditions de travail dégradées sont propices aux accidents», poursuit la chercheuse, qui liste les implications suivantes. «Tout d'abord, moins de personnes doivent faire davantage. Par exemple, une aide-soignante est obligée de courir dans les couloirs pour répondre à ses nombreuses sollicitations, ou n'a pas le temps de ranger correctement son matériel».
Autre conséquence: «La diminution du personnel, un turnover élevé et le recours massif à l'intérim font que les collègues se connaissent moins». Une bonne entente au travail est pourtant primordiale, estime-t-elle. «La sécurité au travail est également produite par les travailleurs au quotidien. Ils communiquent, anticipent, s'entraident, et évitent ainsi que des accidents se produisent».
Il s'agit là de «ressources collectives permettant de diminuer l'exposition au risque», résume Isabelle Probst, qui indique un autre obstacle: «Dans des milieux masculins, où il subsiste un certain sexisme, les femmes y ont moins accès».
Le problème, poursuit la chercheuse, c'est que ces conditions de travail très accidentogènes «ne sont pas prises en considération par les politiques de prévention, car le dispositif de prévention est pensé au masculin»:
Comme ces risques ne font pas l'objet de politiques de prévention, «ils restent invisibles», déplore Isabelle Probst. Résultat: ils produisent des accidents. «C'est ce que la chercheuse québécoise Karen Messing, qui a beaucoup travaillé sur la question, appelle un cercle vicieux entre non-connaissance, non-reconnaissance et non-action», poursuit-elle.
Un rapport remis au Sénat français l'année dernière arrive aux mêmes conclusions: «Les femmes sont majoritairement exposées à des risques invisibles et silencieux (...), alors que les hommes sont davantage exposés à des risques visibles». Les deuxièmes sont reconnus, contrairement aux premiers:
«Au moment de la création de l'assurance accidents, au début du XX siècle, ce qui est considéré comme un accident est essentiellement dû aux machines et aux travaux considérés comme physiques», abonde Isabelle Probst.
Cette reconnaissance différenciée expliquerait par ailleurs la diminution des accidents constatée chez les hommes en Suisse. Elle est due aux «efforts de prévention menés sur le marché du travail», développe la chercheuse. «La modification des secteurs d'activité, la perte d'importance de l'industrie notamment, joue également un rôle», ajoute-t-elle.
Les «risques invisibles» auxquels les femmes sont exposées se retrouvent également lorsqu'elles font le même travail que les hommes. «Les équipements professionnels sont, en général, pensés au masculin, c'est-à-dire en fonction de la morphologie et de la masse musculaire d'un homme moyen», explique Isabelle Probst. Par conséquent, ils peuvent ne pas être adaptés au corps des femmes.
«Les femmes se caractérisent en moyenne par une taille plus petite, une force musculaire plus faible, un centre de gravité plus bas, un moindre poids et un débit cardiaque inférieur», développe le rapport français. «Les ceintures pour porter des outils, fabriquées pour les hanches des hommes, peuvent être douloureuses pour les femmes», illustre Isabelle Probst.
Sans oublier les équipements de protection individuels. Le rapport cite notamment «les appareils individuels de protection respiratoire» et «les gants de protection». «Ce constat peut paraître anecdotique», peut-on lire, mais «des gants trop grands accroissent les facteurs de risques biomécaniques délétères».
Que faire pour changer la situation? Selon Isabelle Probst, «il est possible d'intervenir à tous les niveaux de ce cercle vicieux».
«Tout d'abord, en produisant des statistiques sexuées et des rapports qui analysent les différences, en les rendant ainsi visibles», énumère-t-elle. «Cela permettrait de développer une approche de prévention davantage basée sur le travail réel. Finalement, il faudrait étendre les contrôles à tous les domaines». Et la chercheuse de conclure: