Lorsqu'il réalise que la Russie va envahir l'Ukraine dans quelques jours, voire quelques heures, Ignazio Cassis et son entourage sont en bonne compagnie: le traditionnel repas des journalistes du Palais fédéral avec le président de la Confédération et ses hauts fonctionnaires a lieu au restaurant bernois Marzilibrücke. Cassis prononce un discours plein d'humour. Les rires sont nombreux.
Mais ensuite, entre le plat principal et le dessert, les premières informations concernant un discours délirant du président russe à la télévision nationale arrivent sur les smartphones: Vladimir Poutine reconnaît les régions de l'est de l'Ukraine dirigées par les séparatistes comme des Etats à part entière. Un haut diplomate déclare spontanément:
Peu après, l'entourage de Cassis se retire dans une arrière-salle. Ils rédigent le tweet par lequel le département des Affaires étrangères réagit au discours de Poutine. Il y est question d'une « violation flagrante du droit international»: Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) appelle la Russie à revenir sur sa décision. Peu après 23 heures, le tweet est publié.
C'est le lundi 21 février. Trois jours avant l'attaque contre l'Ukraine. 👇
Switzerland's statement on recent developments in #Ukraine pic.twitter.com/NkcOvyUZzn
— Swiss MFA (@SwissMFA) February 21, 2022
Apparemment, la prise de conscience de l'imminence de la guerre n'a pas atteint le Conseil fédéral à temps. Car comme on le verra le jeudi, premier jour de la guerre, le gouvernement ne s’est préparé:
Le Conseil fédéral a besoin de cinq jours et de plusieurs séances pour s'y retrouver dans la nouvelle situation. Ce n'est que le lundi 28 février qu'il reprend intégralement les sanctions de l'UE – après de vifs débats de politique intérieure et sous une forte pression internationale. Le ministre des Finances Ueli Maurer joue un rôle important dans ce processus, comme le montre cette enquête avec les personnes impliquées.
C'est également Ueli Maurer qui fournit, sans doute, l'information la plus franche sur l'appréciation que le Conseil fédéral porte sur la première attaque contre un pays souverain en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Le soir du 24 février, le premier jour de la guerre, il est l'invité dans l'émission Gredig direkt de la télévision SRF. Dans l'après-midi, le Conseil fédéral a tenu une séance spéciale. Maurer est maintenant assis face à l'animateur: «Nous cherchons l'interprétation, la signification de ce jour, de cet événement», dit-il:
Cette perplexité s'était déjà manifestée quelques heures avant l'interview de Maurer. Face à la presse, le président de la Confédération Cassis a condamné, à Berne, «avec la plus grande fermeté» l'attaque. Il demande à la Russie de retirer ses troupes, il lance:
Puis, annonce que les nouvelles sanctions de l'UE seront reprises «sous la forme de mesures visant à empêcher le contournement». Il ne précise pas ce que cela signifie exactement. Cassis s'en va sans répondre aux questions.
Cette tâche incombe désormais aux hauts fonctionnaires et aux directeurs d'office fédéral. Mais ils ne savent manifestement pas ce que le Conseil fédéral a décidé. Un fonctionnaire dit qu'il est là parce que la cheffe l'a ordonné. La conférence de presse est un désastre et même les journalistes sont désemparés. Les membres du Conseil fédéral qui écoutent en ligne n'en croient pas leurs oreilles: apparemment, même au plus haut niveau, ce qui a été décidé n'est pas clair.
Cela ne s'améliore guère lors de la deuxième tentative. Dès le vendredi, deuxième jour de la guerre, Cassis, le ministre de l'Economie Guy Parmelin et la ministre de la Justice Karin Keller-Sutter répondent de nouveau aux médias. Une fois de plus, le Tessinois déclare:
Et Parmelin, le conseiller fédéral UDC responsable des sanctions, redouble: La Suisse renforce ses mesures contre la Russie, «il veut continuer d'empêcher que les sanctions soient contournées par le territoire suisse». La reprise intégrale des sanctions de l'UE n'est toujours pas à l'ordre du jour.
Lors de la conférence de presse du vendredi, Cassis a déclaré que l'objectif principal était de «maintenir des canaux ouverts entre des pays qui n'ont plus de relations diplomatiques». Cela signifie que sur la question des sanctions, la Suisse doit:
Trois jours plus tard, après que le Conseil fédéral a finalement repris à son compte l'intégralité des sanctions de l'UE, il excusera lors de sa troisième conférence de presse la lenteur de sa démarche en expliquant qu'il lui a fallu du temps «parce qu'il s'agit d'une étape unique dans son ampleur. Un pas que nous ne pouvions pas faire à la légère, même du point de vue de la neutralité».
Mais les questions politiques ne sont pas les seules à préoccuper le gouvernement. Les banques, qui jouent le rôle le plus important dans l'application des sanctions, se posent des questions techniques. On entend encore, aujourd'hui, que certaines sanctions sont inefficaces, car elles peuvent être contournées sans problème et légalement par les personnes sanctionnées elles-mêmes. Les mesures nécessitent néanmoins un énorme travail bureaucratique.
De telles objections sont entendues par le Département de l'économie. On souhaite examiner avec soin les différentes sanctions et leurs conséquences. Le fait que certains hauts fonctionnaires soient en vacances et peu enclins à retourner au bureau, comme on le raconte à Berne, cela ne favorise certainement pas le rythme des travaux. La prochaine séance ordinaire du Conseil fédéral est prévue une semaine plus tard, le 4 mars. D'ici là, en principe, des éclaircissements supplémentaires seraient apportés.
Mais il s'avère rapidement qu'il ne reste pas tant de temps que ça. En effet, après que Cassis et Parmelin ont réaffirmé, le vendredi, devant les médias que la Suisse voulait simplement empêcher le contournement des sanctions, la pression sur les personnes qui freinent au sein du Conseil fédéral augmente rapidement et très fortement.
Les premières réactions au sein du Parlement critiquent les hésitations du Conseil fédéral. Au sein de celui-ci, la conseillère fédérale socialiste Simonetta Sommaruga prend l'initiative vendredi après-midi, secondée par son collègue de parti Alain Berset. On ne peut pas attendre une semaine, dit la magistrate, qui s'est rendue en Ukraine en tant que présidente de la Confédération en 2020 et qui connaît personnellement le président Zelensky.
Vendredi également, Washington prend des nouvelles. La secrétaire d'Etat adjointe Wendy R. Sehrman s'entretient par téléphone avec son homologue, la secrétaire d'Etat Livia Leu. L'administration américaine publie ensuite un communiqué:
Et l'ambassadeur de l'UE à Berne, Petros Mavromichalis, n'est pas resté pas en retrait: « J’espère que la Suisse fera preuve de courage et de détermination, et qu'elle soutiendra les sanctions décidées par l'Union européenne». Le président de la Confédération Cassis, en personne révélera plus tard:
Lorsque 20 000 personnes manifestent, le samedi, à Berne, pour la paix, le vent a déjà tourné dans l'administration. Au Département fédéral des finances (DFF) d'Ueli Maurer, on s'échauffe.
Après des contacts avec des établissements financiers actifs dans le monde entier et l'analyse des mesures prises par l'Occident contre la Russie, on constate au Bernerhof, le siège du DFF, que «la stratégie adoptée jusqu'à présent par la Confédération, qui consistait uniquement à veiller à ce que les sanctions de l'UE ne puissent pas être contournées via la Suisse, s'est avérée impossible». Comme l'analyse rétrospectivement un initié:
Ce sont le Secrétariat d'Etat aux questions financières internationales (SFI) et l'Autorité de surveillance des marchés financiers (Finma) qui, durant le week-end, se sont attelés à un travail juridique de fond et ont préparé les bases des ordonnances qui doivent permettre de transposer les sanctions de l'UE dans le droit suisse. Maurer se serait personnellement contacté plusieurs fois en ligne pour des discussions, racontent les participants.
C'est également lui qui, lundi, présentera les propositions d'ordonnances lors de la prochaine séance spéciale du Conseil fédéral et les justifiera lors de la conférence de presse qui suivra:
En d'autres termes, pour des raisons de réputation, la place financière suisse ne peut absolument pas se permettre de donner ne serait-ce que l'impression de servir d'échappatoire aux Russes sanctionnés. Tout cela montre le rôle important joué par le conseiller fédéral UDC Ueli Maurer.
Cette prise de conscience s'impose également chez les deux membres du Conseil fédéral du PLR. Dès dimanche, Cassis et Keller-Sutter se prononcent publiquement pour la reprise de toutes les sanctions de l'UE. La décision du Conseil fédéral est une formalité le lundi. Les médias étrangers rapportent que la Suisse a renoncé à sa neutralité. Le président américain Biden déclare plus tard que «même la Suisse» est du côté de l'Ukraine.
Depuis, la Suisse applique tous les programmes de sanctions de l'UE contre la Russie. Une position acceptée par tous les partis... à l'exception de l'UDC qui a lancé une initiative sur la neutralité. Elle y demande entre autres: «La Suisse (...) ne prend pas de mesures de coercition non militaires contre des Etats en guerre». Les sanctions de l'Organisation des nations unies (ONU) sont exclues, la Suisse doit en outre empêcher le contournement des sanctions.
L'UDC demande ainsi le retour à l'exact régime de sanctions qui était en vigueur jusqu'à l'attaque contre l'Ukraine. Et qui, avec le soutien actif du conseiller fédéral UDC Ueli Maurer, le pragmatique, a été jeté par-dessus bord après cinq jours de lutte. Parce que la Suisse n'aurait pas pu se permettre autre chose. (aargauerzeitung.ch)