Dans les semaines suivant l'invasion de l'Ukraine par les forces armées russes, le gouvernement de Vladimir Poutine a vu une pluie de sanctions tomber sur ses institutions. Exportations, importations, gaz et pétrole, systèmes de paiement... Tous les citoyens russes sont touchés, y compris ceux dont l'activité professionnelle ne nourrit pas l'effort de guerre de leur gouvernement.
La formation scolaire scientifique et technique russe est réputée. La Russie compte une douzaine de Prix Nobel scientifiques dans son histoire et de nombreuses médailles Fields, qui récompensent les meilleurs mathématiciens. Si la plupart des étudiants russes font leurs classes dans des universités techniques moscovites ou pétersbourgeoises, une partie d'entre eux se décide pour venir étudier dans les hautes écoles suisses. A l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), des dizaines d'étudiants russes s'inscrivent chaque année.
Cette année, un accroc d'ampleur s'est présenté pour l'inscription au prochain semestre d'automne: comment s'inscrire à la haute école alors que tous les systèmes de paiement internationaux occidentaux sont bloqués à cause des sanctions?
C'est le problème auquel se sont confrontés au moins deux d'entre eux, Illnur et Alexeï* (prénom d'emprunt). Le premier n'a tout simplement pas réussi à s'inscrire à l'école polytechnique fédérale. Quant au deuxième, il a dû user de moyens détournés et ingénieux — mais peu recommandés — pour arriver à ses fins.
Revenons quelques mois en arrière. Illnur, natif d'une ville de l'Oural, s'était décidé depuis plus d'une année pour un Master à l'EPFL. Il a lancé sa demande d'inscription en mars, quelques semaines après le début de l'invasion russe par l'Ukraine.
Il ne peut, toutefois, pas terminer le processus: le paiement des frais pour la présentation du dossier de candidature, d'une valeur de 150 francs, ne peut pas être effectué. En cause, les moyens proposés pour payer. Que ce soit par Mastercard, Visa ou PayPal, impossible de régler depuis la Russie à cause des sanctions appliquées par la Suisse, notamment via le blocage du système interbancaire Swift.
Illnur décide de contacter le Service aux étudiants de l'EPFL. Les échanges prennent du temps et celui-ci finit par lui répondre:
Une réponse en forme de cul-de-sac, sans aucune alternative de paiement proposée. Illnur propose à l'EPFL d'utiliser des applications de paiement non-occidentales, telles que Unionpay (chinois) ou Webmoney (russe). A nouveau, c'est un refus:
Le temps continue de passer. Sur demande, l'EPFL dirige Illnur vers l'Aerus, l'Association des étudiants russophones de l'EPFL, dont le canal Telegram compte plus de 250 membres.
Celle-ci lui donne les mêmes réponses que l'administration, mais lui envoie cependant l'adresse d'un alumni qui pourrait répondre à ses questions et serait prêt à payer ses frais de dossier. Malheureusement pour Illnur, le temps d'effectuer ces prises de contact et se mettre en relation avec celui-ci, le délai est passé.
Illnur a prévu de retenter sa chance une prochaine fois. Entre-temps, les difficultés économiques l'ont frappé de plein fouet. Ses économies sont gelées à cause des sanctions et la chute du rouble l'a impacté.
L'Aerus aurait-elle pu en faire plus et mettre sur place un système d'aide ou de soutien pour les étudiants en difficulté? Contactée, celle-ci indique ne pas vouloir partager plus d'informations sur ce sujet. Elle nous a, cependant, confirmé avoir redirigé au moins un étudiant en difficulté vers un tiers.
Alexeï* a, lui aussi, décidé de s'inscrire à l'EPFL. Quand il pose son dossier, en avril, le paiement avec Visa, Mastercard ou PayPal n'était déjà plus possible. «J'ai demandé de l'aide à l'EPFL, mais ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire», explique-t-il.
En effet, l'université lui répond, tout comme à Illnur, que «les frais d'inscription sont obligatoires» et qu'«aucune exception ne peut être faite».
La suite de la réponse est surprenante. L'EPFL lui conseille en effet de... trouver quelqu'un hors de Russie pour l'aider à payer. Comment? Vers qui? Ce sera à lui de se débrouiller.
Les contacts entre le jeune homme et l'EPFL auront été brefs, et l'aide fournie inexistante. L'étudiant moscovite décide de se tourner vers une connaissance en Israël. «Mon ami a pu effectuer le paiement pour moi», précise Alexeï.
L'Etat hébreu est, d'ailleurs, un des seuls pays occidentaux ayant refusé d'appliquer les sanctions contre Moscou. Mais l'étudiant connaît des difficultés pour envoyer l'argent, même en Israël:
L'étudiant indique ne pas pouvoir nous en dire plus, laissant entendre qu'il a été forcé de faire usage de moyens peu légaux. Une situation aberrante pour celui qui aurait pu devenir un des futurs étudiants de l'EPFL.
Car au final, Alexeï ne sera pas présent sur les bords du Léman cet automne, pour des raisons financières strictes: «J'étais sur le point de toucher une bourse, mais cela n'a pas eu lieu. La vie est trop chère en Suisse, je ne pouvais pas me le permettre.» Si la situation politique s'améliore à l'automne, peut-être, dit-il, qu'il changera d'avis.
Un accompagnement pour ces étudiants russes en difficulté est-il mis en place au sein de l'institution fédérale? L'EPFL nous répond que «le guichet des étudiants peut être sollicité pour toute question et demande». Il convient toutefois de se demander à quoi sert celui-ci si la réponse donnée est invariablement la même et ne mène à aucune solution pratique.
La porte-parole de l'EPFL Corinne Feuz nous explique, en confirmant une partie des informations fournies par Illnur et Alexeï, que:
Selon l'EPFL, une dizaine d'étudiants en provenance de Russie ont contacté l'établissement à propos de problèmes de paiement liés aux sanctions. Combien d'autres n'auront même pas pris la peine de contacter l'établissement et auront préféré passer outre?
L'école polytechnique assure dans tous les cas ne pas discriminer les étudiants à cause de leur nationalité:
Le nombre de candidatures d'étudiants russes cette année ne varie pas des chiffres des années dernières, selon les informations fournies par l'EPFL: 90 contre 96 en 2021, et 41 en 2020, nous explique-t-on.