La folle histoire des momies du Grand-Saint-Bernard
Autrefois, traverser les Alpes faisait peur. Le froid, les dangers de la haute montagne et la crainte des brigands rendaient le chemin très périlleux. Les risques étaient permanents. Les nombreux voyageurs et pèlerins qui franchissaient le col du Grand-Saint-Bernard, culminant à 2473 mètres d'altitude, pouvaient toutefois compter sur un refuge: l'hospice du même nom, tenu depuis 1050 par une congrégation de chanoines.
Un passage tiré du livre Etat et délices de la Suisse, édité à Neuchâtel en 1778, témoigne de la dureté de la traversée:
Malgré l'infatigable activité des chanoines, tout le monde ne parvenait pas à atteindre le col en vie. Il arrivait que les religieux retrouvent les corps de voyageurs égarés, congelés, tués par le froid ou ensevelis sous des avalanches. Les dépouilles étaient alors entreposées dans une petite bâtisse située à quelques pas de l'hospice: la morgue.
Ce choix était avant tout dicté par les dures conditions de la haute montagne. «L'hospice est construit sur le roc», expliquait le chanoine Jules Detry dans un reportage radio de la RTS, diffusé en 1949. Et d'ajouter: «Il n'y a pas de terre. On était donc obligé de les mettre dans ce petit bâtiment de pierre.»
«Vous remarquez que la peau est intacte»
Les conditions atmosphériques à l'intérieur de la morgue, le froid et la «sécheresse de l'atmosphère» qui y régnaient, agissaient sur les cadavres, les conservant. «Ils sont momifiés», résumait Jules Detry, avant de se lancer dans une description très riche en détails:
Les corps étaient fixés à des planches et placés verticalement, afin de gagner de la place. «Ils sont tels qu'on les a trouvés, il y a 20 ans, 30 ans, 50 ans, 100 ans», ajoutait le religieux. Ce qui laisse supposer que la morgue était encore activement utilisée jusqu'aux années 1920.
Ce qui est sûr, c'est que ce bâtiment est très ancien. Le livre Etat et délices de la Suisse, cité en début d'article, en fournit une description similaire à celle formulée par le chanoine aux micros de la RTS, près de 200 ans plus tard.
Son origine remonte même au 15e siècle, selon une étude de l'archéologue genevois Louis Blondel, publiée en 1947. La tradition veut que la morgue ait d'abord été utilisée pour déposer les victimes des violents combats éclatés en avril 1476 entre les Valaisans et les troupes du comte de Challant, écrit-il.
«Elle a reconnu son oncle parmi tous ces corps»
La morgue répondait également à un autre besoin: conserver les morts dans l'espoir que leurs proches viennent les identifier et les réclamer. «Il faut se rendre compte qu'à l'époque, les gens n'avaient pas de papiers d'identité sur eux», explique à watson Gilbert Tornare, le président de la commune de Bourg-Saint-Pierre, sur laquelle réside l'hospice du Grand-Saint-Bernard.
C'est ce qui est arrivé à plusieurs de ces victimes, restées dans la chapelle jusqu'à devenir de la «poussière d'ossements», dixit le chanoine Jules Detry. Parfois, des proches venaient toutefois à leur recherche. «Il y a quelque temps, une personne très âgée est venue ici et a demandé qu'on lui permette de voir la morgue. Elle a reconnu son oncle parmi tous ces corps», racontait le religieux.
Ce spectacle macabre, fruit de la nécessité, se mue progressivement en attraction touristique. La morgue du Grand-Saint-Bernard devient même «un passage obligé pour quiconque fait le voyage sur place au 19e siècle», rapporte la chercheuse Fanny Robles dans une étude publiée en 2018.
L'intérieur de la petite bâtisse est mentionné dans de nombreux ouvrages, dont le fameux guide A Handbook for Travellers in Switzerland, and the Alps of Savoy and Piedmont, publié en 1838. Les corps des victimes «ont généralement été retrouvés gelés et placés dans cet horrible réceptacle, attachés à de longues planches étroites qui ont servi de civières pour les transporter depuis l'endroit où ils ont été trouvés», écrit son auteur, John Murray.
On retrouve la morgue sous la plume de l’artiste George Barnard dans le magazine britannique Illustrated London News, en 1858. Il y raconte avoir visité le lieu à plusieurs reprises et en avoir réalisé un «petit croquis» en regardant à travers les barreaux.
Des visiteurs célèbres
Parmi les personnalités ayant assisté à ce spectacle se trouve également Charles Dickens. L'écrivain britannique passe par l'hospice du Grand-Saint-Bernard en 1846 et rend compte de ses impressions dans une lettre, raconte Fanny Robles. Sa description de la morgue, similaire à celles déjà évoquées, finira même par être transposée dans son roman La Petite Dorrit (1858).
Détail intéressant, Dickens affirme que la bâtisse est «dotée d'une porte en fer grillagée que vous pouvez déverrouiller vous-même». Il ajoute:
Les photographes ne tardent pas à investir la morgue, dont les momies font l'objet de nombreuses cartes postales, particulièrement sordides, imprimées au cours du 19e siècle.
A cela s'ajoutent des tableaux, plus ou moins réalistes, reprenant les éléments évoqués dans les descriptions, dont les fameux cadavres disposés à la verticale. La morgue est devenue «un lieu touristique comme un autre», résume Fanny Robles.
Des corps toujours à l'intérieur
La morgue finira par être murée en 1950, indique la chercheuse, «par respect du bon goût». Le lieu a été fermé en réaction au «voyeurisme» dont il faisait l'objet, nous confirme Gilbert Tornare. «Cela fait au moins vingt ans qu'elle n'a plus été ouverte», poursuit le président de Bourg-Saint-Pierre. Et ce, bien qu'elle ne soit pas vide:
La petite bâtisse en pierre renferme donc encore les dépouilles qu'elle a accueillies au fil des siècles. Elle se dresse, discrète, en souvenir des risques semés sur le chemin des voyageurs. Pourtant, même de nos jours, le danger n'est jamais loin. En 2015, quatre randonneurs italiens avaient notamment perdu la vie près de l'hospice, ensevelis sous plusieurs mètres de neige.
