«Débauche contre nature»: quand Fribourg emprisonnait les homosexuels
Pendant longtemps, avoir des relations homosexuelles était passible de prison en Suisse. Qualifié tour à tour d'actes ou de débauche contre nature dans les codes pénaux cantonaux puis fédéraux, ce délit n'a été définitivement supprimé qu'en 1992, bien que l'intensité de la répression variait en fonction du canton.
Fribourg était l'un des plus stricts. C'est ce que montre le livre «Débauche contre nature», qui sera présenté ce jeudi 16 octobre à Genève. Son auteur, l'historien Léo Bulliard, a étudié la manière dont les actes homosexuels étaient punis par la justice de ce canton romand. Nous l'avons rencontré.
Pendant longtemps, l'homosexualité a été qualifiée de «débauche contre nature» en Suisse. D'où vient ce terme?
Léo Bulliard: La notion d'une sexualité contraire à la nature, c'est-à-dire en dehors du cadre hétérosexuel et conjugal, apparaît dès l'Antiquité et sera reprise par les premiers penseurs chrétiens. Dans les premiers codes pénaux cantonaux, l’homosexualité, qualifiée de «délit contre nature», était comprise dans le même article que la bestialité et l'inceste. A Fribourg, il faut attendre les années 1920 pour que la première devienne un délit singulier.
Dans votre livre, vous expliquez que ce terme n'était pas clairement défini dans les textes de loi. Comment pouvait-on déterminer si les actes reprochés faisaient effectivement partie de cette catégorie?
C'était l'une des grandes difficultés rencontrées par les juges, qui se retrouvaient face à un manque de clarté totale dans la législation, qui ne disposait pas quels sont les actes incriminés. Au 19e siècle, l’article réprimant les actes contre nature n'était presque jamais appliqué. On mettait plutôt l'accent sur la notion de scandale public qui y était liée, ou sur l'influence de l'alcool. Ce n'est qu'à partir des années 1910 que le délit commence à être clairement défini. Fribourg va alors opter pour une vision extrêmement stricte.
Laquelle?
Il n'y avait même pas besoin que l'acte soit consommé pour que celui-ci soit considéré comme accompli. Aux yeux des juges fribourgeois, des attouchements ou des «caresses libidineuses» étaient suffisants pour entraîner une condamnation. C'est intéressant, car d'autres cantons avaient une législation ou une mise en application beaucoup moins sévère.
Ces actes étaient généralement commis dans le cadre privé. Comment les autorités en avaient-elles connaissance?
Les actes pris en flagrant délit restaient en effet très rares. Il y a toute une série de dossiers comportant un dépôt de plainte de la part de parents ou également à la suite d’actes non consentis. Aujourd'hui, on parlerait d'agression sexuelle, mais la question du consentement n'était pratiquement jamais évoquée à l'époque. Ce qui posait problème, c'était la nature homosexuelle de l'acte.
De quelle manière prouvait-on que l'agresseur avait effectivement commis le délit dont il était accusé?
Les juges interrogeaient la victime et l'agresseur présumé, lequel essayait généralement de prouver son innocence. On entendait également des témoins: pas forcément des personnes qui avaient assisté au délit, mais qui pouvaient se prononcer sur la moralité de l'accusé, ou sur sa soi-disant homosexualité. Il s'agissait de sa famille, de ses voisins ou de son employeur.
A cette notion moralisante de débauche s'ajoute progressivement une dimension médicale...
Exactement. Sous l'impulsion des milieux psychiatriques, on commence à penser que l'homosexualité est une maladie qu'il faut guérir, plutôt qu'un vice à punir.
Comment cette vision a-t-elle impacté les procédures pénales?
Au début, les juges se concentraient sur les actes. Suite aux réflexions médicales que j'ai mentionnées, on s'intéresse de plus en plus à la personne dans sa globalité. Il ne s'agit plus d'agissements isolés, mais d'un comportement à part entière. Après l’introduction le Code pénal suisse de 1942, des médecins commencent à intervenir dans les enquêtes à la demande des juges.
Quel était leur rôle?
Ils devaient établir la responsabilité de l’inculpé, le danger qu’il représente pour la société et sur l’opportunité d’un placement médical. Les experts cherchaient à établir les causes et les origines de la «déviance», pensant que l’homosexualité pouvait provenir d’antécédents familiaux.
Quelles étaient les peines?
Elles variaient grandement. Les Codes pénaux prévoyaient des peines de prison, mais on observe une certaine réticence dans leur application. Dès que le sursis est entré en vigueur, au début du 20e siècle, les juges l'ont beaucoup utilisé.
Pourquoi?
D'un côté, à cause du discours médical soutenant qu'il fallait soigner les homosexuels plutôt que de les punir. De l'autre, parce qu'on pensait que l'homosexualité pouvait s'attraper, telle une maladie contagieuse. Les prisons pouvaient donc devenir des lieux de contamination.
Quel était le profil type des accusés?
Le plus souvent, il s'agissait d'un homme célibataire exerçant une activité mal rémunérée, telle que domestique, ouvrier ou journalier. Il y avait très peu de personnes issues des professions libérales, même si des exceptions existaient.
Avez-vous des exemples?
J'ai notamment trouvé un médecin et un notaire, mais ils étaient traités différemment des autres accusés: on faisait très attention à la discrétion et on soulignait qu'ils venaient de familles honorables. De même, il y avait une proportion importante d'hommes mariés, ce qui montre à quel point vivre son homosexualité était impossible à l'époque. Le mariage offrait même un «paravent sociétal» permettant de dissiper certaines rumeurs.
Ces accusations reflétaient-elles des dynamiques de classe?
Oui, tout à fait. On peut imaginer qu'un avocat disposait plus facilement d’un espace privé, comme son étude, et avait ainsi moins de chances de se faire attraper qu'un domestique n'ayant pas de chambre personnelle. Les notables pouvaient également faire fonctionner leurs réseaux. De plus, beaucoup d'affaires étaient réglées avec un arrangement – la victime ou sa famille recevait de l'argent de la part de l'accusé, par exemple.
Nous avons essentiellement parlé des hommes. Qu'en est-il des femmes?
Contrairement à d'autres cantons, qui ne considéraient que l'homosexualité masculine, Fribourg pénalisait également les femmes. Pourtant, dans les faits, il était très rare qu'elles soient condamnées pour «débauche contre nature».
Pourquoi?
Cela reflétait la condition de la femme à Fribourg durant la première moitié du 20e siècle. Les hommes qui se faisaient arrêter avaient un travail et disposaient souvent d'un logement. Pour les femmes, avoir ce type d'indépendance était presque impossible: soit elles se mariaient, soit elles restaient au sein du foyer familial.
On peut dernièrement y voir un désintérêt plus général pour la sexualité féminine.
Des femmes ont toutefois été condamnées. Ces cas étaient-ils différents par rapport aux affaires impliquant des hommes?
Oui. Les femmes condamnées entretenaient des relations sur la durée. Elles s'échangeaient des lettres et se déclaraient leur amour. Je n'ai presque pas trouvé de tels témoignages chez les hommes, dont les pratiques étaient souvent fortuites et occasionnelles. Ces lettres suscitaient la crainte que leurs autrices se détournent de ce qui était considéré comme le fondement même de leur sexualité, la procréation en milieu conjugal. Alors, les autorités intervenaient.
Le Code pénal fédéral de 1942 dépénalise les relations homosexuelles chez les adultes. Ces phénomènes font-ils toujours l'objet de procédures pénales par la suite?
Dans les faits, il s'agissait d'une dépénalisation partielle, puisque la prostitution homosexuelle restait illégale et que l'âge de consentement était plus élevé (soit 21 ans, contre 16 pour les personnes hétérosexuelles). Cette dépénalisation relevait surtout de la volonté d'invisibiliser l'homosexualité, qui était encore considérée comme une maladie. Les juges fribourgeois n'étaient pas favorables à ce changement.
Il faut attendre la fin des années 1960 et le début des années 1970 pour que le regard commence à changer, à Fribourg comme en Europe.