La tête, joufflue, ronde et brillante comme une bille, émerge du wagon sous le crépitement des flashs. C'est officiel: après des jours de spéculations, Kim Jong-un vient bel et bien de poser le pied en Russie, ce mardi matin. Il fallait bien une rencontre avec son homologue russe Vladimir Poutine pour convaincre le dictateur de pointer le nez hors de sa Corée du Nord.
Pour sa première sortie officielle du pays depuis plus de quatre ans, Kim Jong-un n'allait pas déroger à son moyen de transport habituel: le train familial. N'y voyez pas là un sursaut de conscience écologique de la part du «leader suprême». Juste un sens aigu de la tradition. Son père et son grand-père, qui se sont légué la Corée du Nord et le pouvoir absolu, étaient également de fidèles amateurs du rail.
En 2019, année de ses ultimes voyages à l'étranger avant qu'il ne disparaisse des écrans radars pendant des mois (au point que le monde le croit mort), Kim s'est déplacé à bord de son précieux train «Taeyangho» (soleil, en coréen) à deux reprises: au Vietnam en février, pour rencontrer l'ex-président Donald Trump, et en Russie, un peu plus tard, pour son premier échange avec Vladimir Poutine.
La légende raconte que Kim Jong-il, papa et prédécesseur de l'actuel dirigeant, éprouvait une peur presque panique de l'avion. Mal de l'air ou hantise de se faire dézinguer? Nul ne le sait vraiment. Selon les allégations d'un ex-garde du corps aux médias sud-coréens, le dictateur craignait de se muer en cible trop facile, perché à 10 000 mètres au-dessus du sol.
Si bien que c'est dans son train adoré que Kim Jong-il a succombé à une crise cardiaque, en 2011. Ledit wagon est toujours exposé dans le Palais du Soleil de Kumsusan, où le corps du patriarche repose également en l'état.
Bien que Kim Jong-un ne semble pas avoir hérité de la phobie paternelle (il a fait plusieurs fois le trajet entre l'Asie et la Suisse, où il était scolarisé dans sa prime jeunesse), il est évident que son train est gage d'une plus grande sécurité. D'autant que «Taeyangho» est un véritable bunker sur rails.
Selon le média sud-coréen Chosunl, en 2009, qui se base sur des informations gouvernementales classifiées, le convoi présidentiel utilisé à l'époque par le père de Kim comprenait environ 90 voitures, divisées en trois trains distincts. Un premier pour assurer la sécurité des voies, un principal pour le chef de l'Etat, et un troisième pour le personnel ainsi que les fournitures supplémentaires - dont les toilettes mobiles personnelles de Kim et sa Mercedes blindée.
Si des estimations plus récentes suggèrent que le nombre de wagons est tombé à 21, la sécurité de l'engin n'en reste pas moins optimale: chaque voiture est lourdement blindée et munie de l'indispensable protection pare-balles. Plus d'une centaine d'agents de sécurité assureraient le reste du job.
Ce qui explique pourquoi le leader suprême s'est mis en route dimanche soir déjà. «Taeyangho» est si lourd par rapport aux autres trains qu'il se déplace à une vitesse de 45 km/h sur les voies nord-coréennes - passablement archaïques - et environ 60km/h sur le réseau ferroviaire chinois. A titre de comparaison, un train CFF à grande vitesse circule à environ 200 km/h. On vous laisse le soin de calculer le temps qu'il faut pour avaler les 1200 kilomètres qui séparent la capitale de Pyongyang de Vladivostok, en Russie, lieu du rendez-vous.
En ce qui concerne la déco intérieure, les quelques images retransmises par les médias d'Etat nord-coréens permettent de se faire une vague idée du confort. Rien de très sobre ni de très élégant, on est plutôt chez les Teletubbies. Sofas de cuir rose, murs lambrissés de bois blanc, parquets brillants - rien à voir avec la cruelle sobriété des manteaux de cuir noir du propriétaire.
Les nombreuses salles de conférences sont évidemment pourvues du nec plus ultra de la technologie: téléphones satellites, télévisions à écran plat, MacBook et tout le toutim.
Ne vous fiez pas à cette ambiance de travail a priori froidement studieuse. Les quelques témoignages des passagers ayant voyagé à bord de «Taeyangho» font plutôt état de gueuletons gargantuesques et de plaisirs charnels.
Le récit de Konstantin Pulikovsky, un ex-responsable russe au sein du ministère des Affaires étrangères, publié dans le New York Times en 2001, alimente la légende du train des Kim. Selon le fonctionnaire, le disparu Kim Jong-il se révèle être en fait un «type amusant», qui ne lésine pas sur les banquets opulents, les soirées arrosées et le karaoké.
Vins français à gogo acheminés par avion depuis Paris, homards vivants exportés de Pyongyang pour garantir leur première fraîcheur, porc grillé grignoté avec des baguettes en argent... L’évocation seule de ces menus a de quoi mettre en appétit. En particulier la population nord-coréenne, confrontée à des pénuries alimentaires chroniques.
Et pour divertir tout ce beau monde pendant les quatre heures durant lesquels se prolonge le festin, Kim Jong-il sait mettre l’ambiance: on le dit particulièrement friand de ses «dames chefs d'orchestre», jeunes et jolies chanteuses qui enchaînent en chœur et avec entrain d'anciens chants soviétiques.
Sur ce point, Kim Jon-un ne déroge pas à la tradition paternelle. Si on dit que le dirigeant préfère le fromage suisse (souvenir de ses années d'internat dans le canton de Berne), le champagne Cristal et le cognac Hennessy, il apprécie la bonne compagnie tout autant que ses ancêtres. Selon les rumeurs, le tyran aux joues rebondies aurait lancé, en 2015, une campagne de recrutement de filles «grandes», «belles» (et vierges, évidemment), pour rejoindre sa «brigade du plaisir», les Kippumjo.
Bref, avec un tel train de vie, même le convoi privé du président Poutine a du mal à rivaliser, selon l'ex-fonctionnaire russe Konstantin Pulikovsky. Le train de la famille Kim peut bien se traîner comme une limace. Après tout, ça fait durer le plaisir.