Les gouvernements vont-ils devoir payer pour leur insouciance climatique?
Drôle d’endroit pour une rencontre, même par Zoom. Joana Setzer est brésilienne, directrice de recherches à la London School of Economics (LSE), et nous la retrouvons dans la «prison» qu’elle occupe, avec son mari et ses enfants, non loin de l’aéroport de Heathrow. Guillemets de rigueur car il s’agit d’une chambre de l’hôtel Radisson, avec vue sur la piste numéro trois. Et sur un fast food poisseux, auquel il est strictement interdit d’accéder, à supposer que l’envie s’en fasse sentir, tant que durera la quarantaine infligée à Joana Setzer à son retour du Brésil. Voilà pour le contexte.
Quant au thème de notre entretien, la justice climatique, il est devenu si omniprésent ces dernières années que la LSE y consacre désormais un département de son Grantham Research Institute on Climate Change. C’est là que Joana Setzer analyse les procédures en cours, dans le monde entier.
Les prétoires, prochaine ligne de front du combat climatique?
A l’heure actuelle, près de 2000 actions en justice sont engagées dans le monde, la moitié aux Etats-Unis, pays dont l’on connaît par cœur les mœurs procédurières: les fameuses class actions, ou plaintes collectives, y sont nées. On pense évidemment aux cinq décennies de combat contre l’industrie du tabac, mais pas seulement.
Un tribunal y est certes considéré comme un endroit où l’on peut tenter de faire reconnaître des fautes et réparer des torts, en échange d'énormes quantités d'argent, mais aussi celui où l’on peut donner de nouvelles directions au droit, et influer sur la démocratie – droits de l'homme, droits des minorités, des femmes, etc.
Va-t-on vivre une période comparable à la période people vs Big Tobacco, avec de multiples actions juridiques contre les pays qui ne tiennent pas leurs engagements climatiques, à commencer par ceux découlant de la ratification de l’Accord de Paris du 12 décembre 2015 sur une limitation des émissions de CO2? Cette semaine, l’action se déplace en Belgique.
Après sept années de manœuvres procédurales, le procès intenté par le collectif L’Affaire Climat à quatre gouvernements belges (fédéral, wallon et flamand, et celui de Bruxelles-capitale) a débuté mardi devant un tribunal de première instance; il doit se clore le 26 mars, pour un verdict attendu à l’été. La plainte est soutenue par plus de 60 000 citoyens. L’utilisation d’articles du droit existant pour faire progresser la cause climatique vise évidemment à établir une jurisprudence.
En Suisse aussi, la température monte:
L'avocate lausannoise Marie-Pomme Moinat défend pro bono les militants du collectif lausannois qui avaient fait sensation en organisant une partie de tennis dans le hall en marbre de Crédit Suisse pour dénoncer le partenariat publicitaire entre Roger Federer et la banque, qui continue à financer le secteur des énergies fossiles. Acquittés de leur intrusion pacifique en première instance, les activistes ont été condamnés en seconde par le Tribunal cantonal vaudois. Mais un recours a été déposé devant le Tribunal fédéral (TF). «Si nous sommes déboutés, nous irons plus haut, à Strasbourg», confirme l'avocate.
Un autre collectif suisse, celui des «Ainées pour la protection du climat» a recouru de son côté devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg, après que le TF a jugé non recevable sa plainte contre la Confédération pour inaction climatique. Cheville ouvrière de cette initiative, Anne Mahrer, ex-conseillère nationale [Verts/GE] explique:
Bientôt lame de fond, les cas similaires se multiplient en Europe:
- En décembre 2019 aux Pays-Bas, les arguments de l’ONG Urgenda (immobilisme des autorités, protection de la population) ont été entendus par un tribunal, qui a condamné l’Etat néerlandais dans le premier jugement historique de ce genre sur le continent.
- En France, le tribunal administratif de Paris a reconnu le 3 février dernier la «carence fautive» de l’Etat en matière de climat, décision suspendue à un recours. Dans chacun de ces cas, les parties plaignantes sont accompagnées d’avocats créatifs qui travaillent sur des lectures de droit innovantes afin de trouver des failles dans le corpus juridique.
- Ainsi, persuadés que la justice de leurs pays ne leur permettrait pas d’obtenir gain de cause, et toujours avec le même argumentaire (la faillite de la responsabilité de l'Etat), un collectif de jeunes du Portugal a directement saisi la CEDH – alors qu’il convient en théorie de passer par tous les échelons nationaux avant de pouvoir y recourir. L'affaire, déjà célèbre, porte le nom suivant: Cláudia DUARTE AGOSTINHO et autres contre le Portugal et 32 autres Etats, introduite le 7 septembre 2020.
- Ce court-circuitage du processus judiciaire classique est totalement inédit. Pourtant, il y a quelques mois, les juges de Strasbourg ont admis la recevabilité de la démarche, une grande première. Les 33 Etats signataires de la Convention européenne des droits de l'homme doivent désormais répondre aux allégués des jeunes portugais.
Les Etats sur la défensive:
Face à cette avalanche de plaintes, ils estiment qu’ils ne peuvent pas être contraints à coopérer, qu’ils ont pris toutes les mesures pour protéger leurs citoyens de potentiels dommages futurs liés à la crise climatique. En Belgique, l’Etat fédéral a déclaré que les objectifs 2020 et 2030 seraient atteints. Et la province de Flandre considère qu’il ne peut pas exister de dommage individualisé pour son propre territoire.
Le prochain front de ce que les juristes anglo-saxons nomment climate litigation (contentieux climatique) mettra aux prises les activistes du climat et les multinationales. «Aux Pays-Bas, le géant pétrolier anglo-néerlandais Shell est à son tour dans le collimateur de l’ONG Urgenda, et le mouvement ne vas pas s’arrêter là,» dit encore Joana Setzer de la London School of Economics.