Scarlett Mermod était devant son poste de télévision, dimanche soir à 19h30, lorsqu'elle a entendu ces mots de la présentatrice du téléjournal: «Un glacier s'est effondré dans les Alpes italiennes. Un énorme bloc de glace s'est détaché, provoquant une avalanche qui a fait au moins six morts.» Un silence pesant s'est installé dans son salon. «D'habitude, on commente les nouvelles avec mon mari. Mais cette fois, j'ai évité de dire quoi que ce soit. Je vais faire un 4000m la semaine prochaine. Je me suis dit qu'il n'allait jamais me laisser partir.»
Scarlett s'élancera finalement sur la crête rocheuse du Lagginhorn (4010m) malgré les risques: ces blocs de roche mêlés de neige qui se décrochent de la montagne de plus en plus souvent sous l'effet du réchauffement climatique. Le drame qui s'est joué en Italie, bien sûr, reste exceptionnel par son ampleur (l’avalanche a dévalé la montagne à une vitesse de 200 voire 300 km/h) et ses conséquences (six morts), mais il est le signe d'un phénomène qui s'observe partout.
Or ces endroits sont de plus en plus nombreux. «Il y en a beaucoup, et parfois en haute altitude. L'été, ils annoncent des 0 degrés même à 4000m désormais», rappelle Troillet. Selon le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) paru le 1er mars, la fonte des glaces et neiges est l’une des dix menaces majeures causées par le réchauffement climatique.
«Les glaciers ont beaucoup souffert récemment avec le changement des températures, insiste Jon Murua, chef de course au Club alpin suisse. La voie "corridor" du Grand Combin était par exemple très populaire dans le passé. Mais maintenant elle n'est plus parcourue à la montée et très peu dévalée à ski.»
C'est au Grand Combin (4314m) justement, fin mai, que deux alpinistes sont décédés en raison d’une importante chute de séracs (réd: gros blocs de glace). L'accident a eu lieu à 3400 mètres d’altitude.
L'impression de ne plus rien maîtriser lorsque la montagne soudain se décroche, Scarlett l'a connue une fois. «C'était à 3600m, en redescendant du Weissmies. Une dizaine de blocs rocheux se sont détachés et ont dévalé la pente. Dans ces cas-là, tu ne sais plus quoi faire: tu peux avancer, reculer ou rester sur place. Dans tous les cas, il faut avoir de la chance.»
Cette chance que n'ont pas eue les deux alpinistes français (40 ans) et espagnols (65 ans) tués au Grand Combin. Sur les lieux de l'accident, les morceaux de glace fragmentés par la chute avaient la taille de chaises et s'étalaient sur plusieurs centaines de mètres de long et de large. Le responsable de l'intervention chez Air-Glaciers a précisé que de telles chutes de séracs étaient «très difficiles à prévoir en haute montagne et auraient pu se produire une heure plus vite ou plus tard.» Les alpinistes avaient joué de malchance.
Toute la difficulté tient dans l'appréciation des risques. «Même avec beaucoup d'expérience, il est presque impossible d'estimer avec une seule observation si une chute de rochers est imminente ou non, nous dit Matthias Huss, directeur du réseau suisse de mesure des glaciers Glacier Monitoring Switzerland (GLAMOS). Si une situation critique est identifiée, seule une observation permanente du changement pourrait fournir des informations sur le moment de l'événement.»
Comment limiter le risque? «Des capteurs de températures installés dans le sol permettent de mesurer le réchauffement dans le permafrost (sol perpétuellement gelé) à certains endroits», pointe Pascal Venetz, chef de projet dans le secteur neige et avalanche chez Geoformer.
Miner les secteurs potentiellement dangereux, comme on le fait en déclenchant des avalanches en hiver, serait absurde «car on prendrait le risque de fragiliser toute la zone, estime Troillet. En ouvrant les voies en début de saison, on nettoie simplement les blocs rocheux qui bougent avec le piolet.» Un travail de fourmi, presque vain quand on considère la puissance de l'avalanche meurtrière en Italie. «C'était monstrueux et incontrôlable. Il ne fallait pas être au mauvais moment, au mauvais endroit.»
Les randonnées sur les glaciers seront-elles de plus en plus dangereuses à l'avenir? Matthias Huss, qui est aussi glaciologue à l'Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage WSL, nuance:
Un internaute, membre d'un groupe spécialisé sur l'alpinisme et interrogé sur le sujet, estime qu'il s'agit «de décider quel risque est acceptable pour chacun ou pas, et si possible choisir des itinéraires moins exposés».
Certains observateurs ont «critiqué l’imprudence» des randonneurs morts en Italie et «qui n’ont pas hésité à s’aventurer sur des glaces de plus en plus instables», relève Le Monde. Sans aller jusque-là, Pascal Venetz estime que «lorsqu'il sort en haute montagne, l'Homme doit savoir ce qu'il fait, appréhender le risque, comprendre ce qu'il se passe autour de lui. Il y a une grande part de responsabilité individuelle.»
Scarlett Mermod s'est fixée une règle: «En juillet, il faut être sur la terre ferme à 13h30. Après, il fait beaucoup trop chaud et les risques sont accrus.» La Bernoise s'est montrée imprudente une fois. C'était en 2020. Elle a failli le payer cher. «J'ai fait le Weissmies (3972m) avec un guide. On a perdu 1h30 à la montée. On a dû se dépêcher de descendre car ça fondait très vite. On entendait l'eau qui passait sous la glace, plus rien ne tenait. Je me suis quand même dit: "wow, qu'est-ce que tu fais là?" 50m avant de quitter la glace pour rejoindre le chemin en terre, j'ai glissé dans une crevasse.»
Elle s'en est sortie et en a tiré une leçon. Désormais, elle se fixe toujours une heure limite pour atteindre le sommet. Lorsque le temps est écoulé elle fait demi-tour, qu'importe où elle se trouve, même si ce n'est qu'à quelques dizaines de mètres du but. C'est plus prudent. Et puis, ça rassure son mari.