Il a passé les neuf dernières années de sa vie à l'Alterszentrum Platten, une maison de retraite dont les larges baies vitrées donnent sur le lac de Zurich. Andreas Däscher pouvait encore voir le ciel mais ce n'était plus comme avant, cela faisait longtemps qu'il ne le volait plus avec des skis aux pieds et quatre ans que sa vie était bien différente, depuis qu'en 2019 il avait perdu en peu de temps sa femme (avec laquelle il avait été marié 72 ans) et un fils.
Il était un vieux monsieur de 96 ans et rien chez lui ne laissait penser qu'il avait été un champion du sport suisse, l'idole d'une génération, une personnalité qui avait transformé durablement sa discipline en démocratisant ce qui allait devenir la «technique Däscher».
Pour comprendre tout ce qui a changé après lui, il faut se souvenir que lorsque le natif de Clavadel (juste au-dessus de Davos) a commencé sa carrière en 1944 et jusqu'au milieu des années 50, les sauteurs à ski quittaient le tremplin avec les bras en avant.
Andreas Däscher a décidé de faire les choses autrement, d'être quelqu'un de différent, et il a commencé à sauter avec les bras tendus vers l'arrière et près du corps.
Les juges n'ont évidemment pas vu d'un très bon oeil l'arrivée de ce drôle d'oiseau sous leurs fenêtres et se sont mis à le sanctionner durement dans leurs notes. La Fédération suisse de ski a même menacé de l'exclure de l'équipe nationale s'il ne renonçait pas à sa «lubie» (c'est ainsi qu'elle avait nommé la chose), mais c'était mal connaître le tempérament de cet apprenti plombier et chauffagiste.
Andreas Däscher s'est associé à l'ingénieur aéronautique suisse Reinhard Straumann afin de démontrer que sa technique était plus efficace que celle de ses congénères. Les deux hommes ont réalisé des essais en soufflerie avant de soumettre leurs résultats à la Fédération internationale de ski. Celle-ci a bien été obligée de reconnaître que la «technique Däscher» permettait une meilleure stabilité en vol et des sauts de plus grande envergure, et elle a ainsi accepté de modifier ses règlements en 1958.
C'est ainsi en changeant la façon même de pratiquer son sport qu'Andreas Däscher «est entré dans le dictionnaire historique de la Suisse» (Tages-Anzeiger), un honneur qu'il n'aurait jamais pu obtenir par ses résultats sur les tremplins.
Certes il a remporté neuf titres nationaux, établi un record du monde de distance à Oberstdorf (130m en 1950) et défilé comme porte-drapeau de la délégation suisse aux JO de Squaw Valley en 1960, mais les champions de son sport sont jugés à l'aune de leurs médailles olympiques et Däscher n'en a remporté aucune lors des quatre olympiades auxquelles il a participé (son meilleur résultat a été une 6e place sur le grand tremplin en 1956).
Il laissera pourtant quelque chose de grand et d'inestimable en héritage, une technique qui lui survivra au terme de sa carrière et jusqu'au milieu des années 1980, lorsque la révolution des «skis en V» sera popularisée par l'esprit créatif d'un autre pionnier: le Suédois Jan Boklöv. Les bras sont toujours le long du corps mais les skis ne sont plus parallèles.
Comme son aîné suisse, Boklöv sera lui aussi jugé sévèrement par les arbitres avant que l'efficacité de sa trouvaille ne soit scientifiquement démontrée (elle permettait d'augmenter d'environ 10% la portance du saut) et adoptée par l'ensemble des pratiquants. Le Suédois ne remportera jamais de titre olympique lui non plus et son nom, comme celui de Däscher, disparaîtra progressivement du langage des sauteurs.
Cela peut sembler injuste, parce que changer son sport pour le rendre meilleur est au moins aussi difficile que de remporter une médaille. C'est pour cette raison qu'il faut raconter les histoires de Boklöv et Däscher, même en plein mois d'août, et dire à quel point ils méritent qu'on ne les oublie pas.
C'est ce qu'a fait Gernot Mair. Lui aussi est un vieux monsieur et lui aussi vit au bord du lac de Zurich. Quand il a appris la disparition d'Andreas Däscher il y a deux semaines, il a pris sa plume et rédigé quelques mots qu'il a ensuite fait parvenir à la Zürichsee-Zeitung. Le billet est passé dans le courrier des lecteurs et il témoigne de tout ce que le champion grison représentait à son époque.
Andreas Däscher était un géant de son sport et ce soir, quand on verra le soleil se coucher dans le ciel suisse, c'est à lui qu'on pensera en premier.