Le 23 juin 1924, des activistes, politiciens et militaires conservateurs de toute l’Europe se réunirent à Paris, mus par un même objectif: la lutte contre le communisme. Ce qui n’était à l’origine qu’une rencontre entre des personnes partageant les mêmes opinions marqua rapidement la naissance d’une organisation internationale qui exerça en secret une influence sur la politique, les médias et même les services de renseignement: l’Entente internationale anticommuniste (EIA).
L’assemblée décida ce jour-là «la constitution d’une Entente internationale destinée à combattre l’action des groupements subversifs, au premier rang desquels figure la Troisième internationale, qui visent à détruire la civilisation moderne et les institutions de chaque pays, et à défendre les principes d’ordre, de famille, de propriété et de patrie.»
Un assassinat contribua notamment à la création de l’Entente internationale anticommuniste. En mai 1923, Maurice Conradi, un Suisse de Russie, avait abattu le diplomate soviétique Vatslav Vorovsky à Lausanne.
Vorovsky était alors en Suisse pour assister aux négociations sur l’avenir de l’Empire ottoman, qui se conclurent par la signature du Traité de Lausanne en juillet 1923. Bien que l’acte de Conradi relevât de la vengeance personnelle, l’avocat genevois Théodore Aubert parvint à faire de son procès une affaire politique. Se livrant à un véritable réquisitoire contre l’Union soviétique et le bolchevisme, il parvint à obtenir l’acquittement de son client.
Ce verdict sensationnel et la diffusion rapide de sa plaidoirie dans les médias convainquirent Aubert de se lancer dans une croisade internationale contre le bolchevisme. Il fut soutenu dans ce projet par Georges Lodygensky, ancien délégué du bureau de la Croix-Rouge tsariste.
L’EIA se dota d’un Bureau permanent à Genève et créa un réseau de correspondants dans la plupart des pays européens, faisant de la ligue de Théodore Aubert le groupement le plus important et le plus durable parmi les milieux anticommunistes de la première moitié du 20e siècle.
Ce Bureau s’efforça de mettre en place des cellules de l’EIA dans de nombreux pays européens, le plus souvent en recrutant au sein des groupements civiques et nationalistes existants. S’adressant personnellement à des personnalités de l’élite conservatrice genevoise, Aubert parvint dès 1926 à s’assurer la collaboration du colonel Alfred Odier, qui allait jouer le rôle d’intermédiaire avec l’état-major de l’armée.
En moins de dix ans, Théodore Aubert fit entrer dans l’Entente une pléthore de représentants de la droite bourgeoise de toute la Suisse, à l’instar du banquier zurichois Hans de Schulthess, du colonel divisionnaire Guillaume Favre, du conseiller national vaudois Jean de Muralt et, en 1936, le ministre de Suisse à Rome, Georges Wagnière qui intégrait en même temps le CICR.
L’EIA entretenait des liens étroits avec la Croix-Rouge internationale, mais aussi avec le Département politique fédéral (l’actuel DFAE) à Berne, le Ministère public de la Confédération et le premier policier de Suisse, Heinrich Rothmund. Ces relations lui permirent d’obtenir régulièrement des informations confidentielles en échange de renseignements au sujet des activités et personnes qualifiées de subversives par l’Entente.
L’EIA tenta également de s’assurer des appuis au Parlement suisse. En 1931, Jean de Muralt constitua un groupe de conseiller nationaux antibolcheviques, dans lequel figuraient notamment les députés vaudois Henri Vallotton et Pierre Rochat. En novembre 1935, Aubert lui-même fut élu au Parlement sur la liste de l’Union nationale, une formation fascisante et antisémite genevoise. A partir de 1929, Aubert entretint des liens étroits avec Jean-Marie Musy, conseiller fédéral et chef du Département des finances et des douanes, avec qui il partageait son aversion pour le régime bolchevique.
Au Royaume-Uni, l’EIA s’affilia à l’Economic League, une organisation fondée en 1919 dans le but de protéger l’industrie britannique contre les mouvements communistes, socialistes et de gauche. Celle-ci était soutenue par de puissants groupes industriels et financiers. En France, les membres de l’Entente eurent à partir de 1930 des contacts étroits avec le Deuxième Bureau, service de renseignement de l’armée française. L’EIA reçut également un accueil favorable en Allemagne et en Italie, d’où affluèrent les soutiens financiers.
L’EIA fut dès lors en mesure de mener de grandes opérations de propagande, notamment dans les Balkans, sous le contrôle du Centre d’Etudes anticommunistes de Rome, et ce jusqu’aux premières années de la Seconde Guerre mondiale. Durant la guerre d’Espagne, dans laquelle la moitié de la planète fut impliquée entre 1936 et 1939, l’EIA appuya les nationalistes du général Franco. Ses campagnes de propagande présentaient le conflit comme le combat de la civilisation chrétienne contre la barbarie bolchevique.
La multiplication d’organisations auxiliaires ou affiliées ne doit pas cependant faire illusion: l’EIA n’était pas un mouvement de masse et ne chercha jamais à en devenir un. Au contraire, elle se voulait avant tout un réseau d’influence subtil et discret, actif auprès des élites dirigeantes des pays concernés.
Son emprise faiblit à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, compte tenu non seulement du rôle joué par l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie, mais aussi et surtout par la reconnaissance que la Suisse manifesta à l’égard de Moscou. La guerre entraîna par ailleurs de nouveaux équilibres, donnant à la lutte anticommuniste une consonance plus américaine qu’européenne.
Théodore Aubert et Georges Lodygensky décidèrent alors de mettre un terme à l’Entente internationale anticommunistes et de léguer tant sa bibliothèque que ses archives à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, non sans avoir pris le soin de trier soigneusement les documents en question.