En novembre 2014, une sculpture de style Pucara, associée à la divinité «Ekeko», a quitté le Musée d’Histoire de Berne et la Suisse pour retourner sur son lieu d’origine, en Bolivie. Cette statuette se trouvait dans la capitale suisse depuis 1929, date à laquelle le musée en avait fait l’acquisition en même temps que d’autres artefacts et restes humains de la collection du naturaliste Johann Jakob von Tschudi (1818-1889).
C’est en 1858 que la statuette d’Ekeko avait fait son premier voyage transatlantique après avoir été dérobée par Tschudi sur le site sacré de Tiwanaku. Plus de 150 ans plus tard, elle a finalement été restituée au Musée national d’archéologie de La Paz.
Johann Jakob von Tschudi, né en 1818 à Glaris, était un naturaliste et diplomate qui entre 1838 et 1861 effectua trois grandes expéditions en Amérique du Sud. Comme de nombreux explorateurs de son temps, il consacra une grande partie de ces voyages à collectionner animaux, plantes, minéraux, objets culturels, et même des restes humains. Lors de son premier voyage au Pérou, de 1838 à 1842, il tua ainsi d’innombrables animaux pour les empailler et les envoyer au Musée d’Histoire Naturelle de Neuchâtel. Aujourd’hui encore, des institutions suisses et européennes conservent d’autres pièces archéologiques et des restes humains.
Pour Tschudi et les scientifiques de cette époque, collectionner était un moyen d’accumuler du capital matériel et symbolique. Cela ressort clairement de l’étendue de leurs recherches et de leur ardeur à sélectionner des objets présentant une valeur scientifique et esthétique. La publication de livres sur ces collections renforçait encore leur statut social d’«hommes de science» et leur permettait de raconter à un large public européen leurs aventures et hauts faits. Les vastes collections de Tschudi et ses nombreuses publications sur des thèmes aussi variés que la zoologie, la linguistique, l’ethnographie et l’archéologie illustrent de manière exemplaire la dimension coloniale des expéditions réalisées par un naturaliste suisse en Amérique du Sud.
C’est dans le cinquième volume de son livre Voyage en Amérique du Sud (1869, en allemand) que Tschudi relate l’épisode lors duquel il s’appropria l’«Ekeko». L’ouvrage retrace sa deuxième et sa troisième expédition au Brésil, en Argentine, au Chili et en Bolivie ainsi que son rôle de diplomate dans le conflit entre colons suisses au Brésil. La manière dont il raconte ses voyages révèle ses préjugés racistes envers la population afro-américaine et indigène du Brésil. Ce contexte est d’une importance capitale pour comprendre l’extorsion de la statuette de style Pucara. La description détaillée que Tschudi donne de cette pièce et deux reproductions ont été décisives en matière d’identification de la statuette conservée au Musée d’Histoire de Berne, et c’est à partir de ces indices que la Bolivie a pu demander sa restitution.
Dans son récit de l’acquisition de l’«Ekeko», Tschudi affirme avoir lui-même reconnu la valeur sacrée que la statuette avait pour les peuples indigènes, et va jusqu’à la comparer à une statuette de saint catholique. Il avait remarqué qu’on lui faisait régulièrement des offrandes, et qu’on allumait des bougies en son honneur. Il perçut l’intérêt culturel et commercial que ce genre d’objets suscitait en Europe, et fit part de son désir de l’acquérir.
Des récits indiquent que les indigènes ne cédèrent l’«Ekeko» qu’à contrecœur, sous l’emprise du cognac et sous la pression de l’escorte officielle de Tschudi. Après la remise de la statuette, qui semble n’avoir eu lieu que quand Tschudi était déjà remonté en selle, tout ce beau monde s’enfuit bien vite. Un groupe d’indigènes les poursuivit et tenta en vain de les rattraper. Cette description montre à quel point le comportement de Tschudi devait être inquiétant et déstabilisant pour les autochtones.
Il suffit de porter un regard critique sur ces lignes pour se rendre compte qu’elles ne reflètent que la perspective de Tschudi. Le récit tente d’une part de justifier rétrospectivement ses actes, et d’autre part de souligner son courage «héroïque» vis-à-vis des «ivrognes» indigènes. En lisant d’autres comptes-rendus et documents de Tschudi, on constate que l’appropriation de l’«Ekeko» s’inscrit dans une longue liste de récits dans lesquels il se vante de collectionner toutes sortes d’objets, de chasser sur les terres indigènes, de piller des tombes pour en extraire des restes humains, et d’«acheter» des biens culturels précieux lors de transactions douteuses.
Tschudi affirmait accomplir tout cela au nom de la science et du progrès scientifique. Par la suite, il vendit ces objets à des musées européens et publia des récits de voyage pour diffuser sa vision de la supériorité européenne. Chez Tschudi comme chez d’autres explorateurs de cet acabit, l’image du «grand homme de science» s’enracinait dans des actes de violence physique et symbolique envers le patrimoine culturel et naturel d’Amérique du Sud.
La sculpture rapportée par Tschudi a été exposée au Musée d’Histoire de Berne pendant de longues années. A partir de 2006, la société bolivienne a connu de profonds changements. Sur impulsion du président Evo Morales, d’ascendance amérindienne, des réformes sociales ont été engagées, avec revalorisation des cultures indigènes locales et recherche du patrimoine culturel bolivien dispersé à l’étranger. Elizabeth Salguero Carrillo, une diplomate bolivienne qui exerçait ses fonctions en Allemagne entre 2012 et 2016, redécouvrit l’«Ekeko» à Berne et engagea des négociations en vue de sa restitution.
Quand elle visita le Musée d’Histoire de Berne en 2012, les délicates questions liées à la provenance des collections des musées européens ne suscitaient pas encore autant d’attention que ces dernières années. En Suisse, l’importance de la recherche de provenance dans les musées ne fut formalisée qu’en 2020.
Malgré les preuves publiées par Tschudi en personne, la direction du Musée d’Histoire de Berne réagit avec scepticisme à la demande de restitution des autorités boliviennes. Elle prétendit que cette sculpture de style Pucara ne représentait pas vraiment un «Ekeko». Dans ce débat, seul le point de vue scientifique occidental était considéré comme valable. De l’autre côté, la demande bolivienne était justifiée non seulement par le fait que Tschudi, de son propre aveu, avait subtilisé cette pièce en 1858 sur un lieu sacré, Tiwanaku, mais aussi par la valeur culturelle de l’objet, considéré comme un représentant de ce qui est aujourd’hui communément désigné en Bolivie par l’appellation «Ekeko».
Ce dieu de l’abondance est célébré pendant les festivités des Alasitas. L’Unesco a inscrit cette fête au patrimoine culturel et immatériel de l’humanité en 2011. Même si la statuette conservée à Berne ne représente pas le même personnage que les Ekekos contemporains, elle incarne, du point de vue bolivien, l’esprit de l’Ekeko d’aujourd’hui. En ce sens, cette pièce ancienne peut être vue comme son ancêtre, ce qui lui confère une grande importance culturelle.
Dans le cadre des débats qui avaient lieu à Berne, le parlement cantonal approuva par 117 voix contre 10 un postulat qui chargeait le Conseil-exécutif de faire ce qui était en son pouvoir pour que la statuette soit restituée à son pays d’origine. Ce vote s’appuyait sur le fait que cet objet avait une importance culturelle bien plus grande pour la Bolivie que pour la Suisse. Le parlement fit aussi référence au cadre déontologique établi par le Conseil international des musées, qui prévoit, lorsque de telles exigences sont formulées, que les pièces comme l’«Ekeko» soient restituées. Pourtant, le Musée d’Histoire de Berne se montra réticent et accusa l’Etat bolivien d’avoir mal identifié la statuette et d’être mû essentiellement par des considérations politiques.
De surcroît, il imposa certaines conditions à la restitution. Au lieu de transférer à l’Etat bolivien la pleine souveraineté sur l’«Ekeko», le musée proposa un contrat évoquant un «patrimoine commun», ce qui signifiait que Berne était susceptible de récupérer la sculpture ou de fixer des conditions particulières à sa restitution et à son exposition en Bolivie. Le retour de l’«Ekeko» en Bolivie donna lieu à une grande fête dans le cadre des Alasitas et la sculpture fit le tour de La Paz pour que la population lui rende hommage.
Contrairement aux conditions imposées par le Musée d’Histoire de Berne, la statuette ne bénéficia pas du statut de patrimoine à protéger. Là encore, le musée insista pour faire valoir sa relation particulière avec cet objet matériel et plaida pour que la statue soit conservée dans un contexte scientifique, sans tenir compte de la signification culturelle et des pratiques vivantes liées à cette divinité bolivienne. La diplomate bolivienne Elizabeth Salguero Carrillo répondit à cette critique en expliquant:
Depuis le retour d’«Ekeko» dans son pays natal, en 2014, des changements considérables se sont produits en Suisse comme en Bolivie. Le Musée d’Histoire de Berne, mais aussi d’autres musées et collections de Suisse collaborent avec des partenaires d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique du Sud. Au lieu d’imposer des accords dictés par les conceptions occidentales de la science et du patrimoine culturel, ces initiatives tentent de créer les conditions permettant une autre appréciation de ces collections.
En Bolivie, le paysage culturel a été affecté par les troubles politiques récents. Ce qui n’empêche pas Ekeko d’être célébré chaque année en janvier pendant les fêtes des Alasitas. L’esprit d’Ekeko souffle de nouveau sur le pays. Mais le spectre de la figurine hante encore la mémoire culturelle des musées suisses et soulève la question de ce que recèlent encore ces collections. L’histoire de l’Ekeko pourrait-elle susciter d’autres restitutions d’objets et d’autres collaborations avec des partenaires du monde entier?