La séquence hante encore nos plus mauvaises nuits. Empêtré dans un affreux chantage, le Premier ministre britannique se voit forcé de sodomiser un porc, en direct à la télévision. Suspendu au plafond, un film porno tourne en boucle, pour s'assurer qu'il bandera. Certains d'entre nous avaient dégueulé, d'autres en redemandaient. Et l'Anglais Charlie Brooker trouvait brutalement son public. Il y a douze ans, le futur n'avait jamais été aussi dégueulasse, aussi vraisemblable, aussi proche. Saison 1, épisode 1: Black Mirror colonisait enfin nos viscères.
Le public avait de quoi être ébranlé, mais surtout profondément vexé: c'est donc à cela qu'on ressemble? A des esclaves de la matrice, à la fois complices et impuissants de ce carnage technologique? Des toxicos de l'algorithme toujours prêts à assassiner le voisin pour un like? Sans cesse à courir en direction du vide, sans se regarder dans un autre miroir que celui de ce satané smartphone déchargé?
Dieu qu'on faisait peine à voir, tout petit dans nos canapés, à nous demander si, nous aussi, on aurait baissé notre froc face aux terroristes et aux fesses rosées du porc. Pourquoi, soudain, la vie d'une princesse britannique retenue en otage se retrouvait pendue aux couilles du chef du gouvernement? Parce que l'avenir n'est pas seulement semé d'embûches, mais de choix.
Pour effrayer, il y a l'horreur, le gore, le sang, le sale. Pour traumatiser, il suffit souvent de planter une sonde dans nos travers les moins avouables. Quand le Premier ministre britannique s'est résolu à honorer la truie, ChatGPT n'existait pas. Pas plus qu'Alexa. Et Instagram fêtait quatre petits mois d'existence. L'enfer, avec Black Mirror, c'est qu'on navigue dans une douce anticipation. Un inconfort quasi imperceptible. C'est-à-dire que la fiction, ici, a toujours quelques jours, quelques mois, quelques années, quelques coups d'avance sur la réalité.
La série devance nos crimes et nos désirs, prédit nos faiblesses et ses conséquences. Sournoise, elle nous fait même croire que tout est de la faute de la machine. Pire: de la machine suivante. Pas plus tard que le mois dernier, des scientifiques nous alertaient sur la fin de l'humanité, causée par l'intelligence artificielle.
Alors que la cause de notre propre perte se planque souvent dans ce satané miroir qu'on évite chaque soir en se brossant les dents.
Nous n'avons pas encore de puce espion sous la peau et de caméra dans les pupilles, mais la jalousie qu'elle est capable de susciter nous est méchamment familière. Cinq ans avant l'élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, on assistait à la campagne électorale loufoque d'une peluche de synthèse populiste, malhonnête et graveleuse.
Black Mirror n'invente pas des cauchemars, mais nous prépare à la réalité, noire, de demain. C'est un antidote plutôt qu'une cause. Au lieu de prendre peur, on pourrait alors simplement prendre acte: le monde est fou, on a raison de s'en inquiéter, mais soyons soulagés d'avoir encore quelques années devant nous pour digérer la prochaine arme technologique.
Forcément, pour que la magie opère une fois à l'écran, ça demande un peu de génie. Mauvaise nouvelle pour la qualité de notre sommeil, après cinq saisons, un film interactif et quatre ans de patience, le journaliste et scénariste Charlie Brooker semble en avoir encore un peu en stock.
La sixième saison de Black Mirror débarque jeudi 15 juin, sur Netflix. A nos risques et périls.