Si vous trainez trop sur Instagram et que votre algorithme est basé sur la nourriture, alors vous avez peut-être vu la vidéo virale d'un plat composé par dix serveurs à la queue leu leu devant les clients d'un restaurant dans le plus grand des raffinements.
La vidéo postée en avril a été vue plus de 2,8 millions de fois. La scène a été filmée dans le restaurant Trèsind Studio à Dubaï. Le plat en question est une interprétation moderne du traditionnel «Onam Sadya», un plat indien composé d'ananas marinés dans des épices, de pickles de mangue, de riz à la crème et de papadam, galette indienne frite à base de haricot. Le post a été très commenté, car beaucoup d'internautes se sont offusqués de l'interprétation lointaine du véritable Onam, qui est un plat convivial qu'on sert normalement sur une feuille de bananier et pas une bouchée digne d'un atelier d'orfèvrerie.
Mais Trèsind Studio n'est pas un restaurant indien comme les autres. L'établissement fait partie du 50 Best Middle East, il est 13ème au classement mondial et depuis 2023, il peut se vanter d'avoir deux étoiles Michelin. Aux Emirats Arabes Unis, ça compte, car seuls trois établissements peuvent en dire autant.
A première vue, ça ressemble à n'importe quel gastro: des nappes blanches, une lumière tamisée, des verres si fins qu'on a peur de les casser et un tabouret pour le sac à main de madame. Il n'y a que cinq tables (20 couverts au total), toutes tournées vers la cuisine ouverte.
Le menu est surprise, mais comme dans tous les établissements à Dubaï, les serveurs prennent bien soin de demander si on a des allergies ou des intolérances. Pour ce genre de chose, Dubaï, c'est comme les Etats-Unis... ils ont peur qu'on les attaque en justice pour empoisonnement.
C'est une découverte non seulement de la cuisine indienne, mais aussi de sa géographie qui nous attend: l'expérience commence avec une hôtesse qui vient nous expliquer à l'aide d'une magnifique carte en 3D quelle région nous allons explorer.
Le menu, composé de 15 bouchés, est divisé en quatre biotopes: le désert, la jungle, les montagnes et la côte maritime. Pour chaque biotope, un élément associé est posé sur la table: un sablier, une plante verte, une montagne miniature et un balancier avec de l'eau. Dis comme ça, ça paraît bête, mais c'est en fait très visuel et ça rend l'expérience encore plus immersive.
A chaque plat sa mise en scène. Mais on n'est pas dans l'esbroufe: tout a un sens. Les mets de la jungle sont posés sur des feuilles d'arbre exotiques, l'un des plats du désert à base de nopal a quant à lui été présenté sur une palme de figuier de Barbarie, et ceux de la mer sont mis en valeur sur une vaisselle qui rappelle les coquillages.
Chaque «assiette» ressemble à un bijou qu'on nous demande parfois de mettre en entier dans la bouche pour vraiment sentir tous les goûts et les parfums.
Il y a très peu de plats à manger avec des couverts et la plupart d'entre eux s'accompagnent d'un bouillon très concentré qui nous force à dire à chaque plat:
Mais le plat qui m'a le plus marqué, c'est celui qu'on nous a présenté comme une religieuse au fond d'un caquelon. En l'occurrence, il ne s'agit pas de fromage, mais d'une sauce qui termine de cuire sur un réchaud à la bougie et qu'on vient saucer avec du pain brioché. Pour ceux qui regardent Top Chef cette saison, c'est un peu l'épreuve de Yannick Alléno sur le thème le «meilleur du meilleur».
L'autre plat complètement fou, c'est le prédessert qui transmet les saveurs d'une huître et qu'il faut gober comme on le ferait avec ce coquillage. Mais il n'y a pas de crustacé, il est composé, entre autres, de thé, de soja noir, de litchi qui donne justement la texture du crustacé et d'une feuille d'huître végétale. La perle est faite avec du lait acidulé et de la citronnelle.
On ne sait pas si on est sur un plat salé ou sucré. Aucune importance. Ce qu'on retient, c'est le talent du chef Himanshu Saini, 35 ans, autant capable d'alterner le sucré et le salé, l’aigre et le piquant, la tradition et la nouveauté. Son objectif est de changer la perception de la cuisine indienne en élevant les plats traditionnels au rang de mets raffinés. Car très souvent, dans la tête des gens, et dans la mienne aussi avant cette expérience, la cuisine indienne, c'est des naans au fromage et un curry avec du riz. Ça l'est, mais c'est aussi bien plus, car comme nous le rappelle l'hôtesse avec sa carte du pays en début de repas, on parle plus souvent de cuisines indiennes au pluriel tant elle est riche et diversifiée.
Tout raconter de cette expérience, c'est un peu comme spoiler un film tant la mise en scène compte autant que les saveurs. Vous pouvez vous arrêter de lire si vous ne voulez pas connaître la fin. Pour les autres, voici comment ça se termine:
Grâce à une coordination parfaite de la cuisine et des serveurs, tous les convives terminent plus ou moins en même temps. Pour le grand final, les lumières s'éteignent dans la salle, la musique d'ambiance également et tout le staff semble avoir disparu. Les regards sont tournés vers la cuisine, désormais dans le noir. Sur l'air de «Fly me to the moon» de Frank Sinatra, les serveurs sortent des cuisines avec chacun une lune illuminée sur laquelle sont posés deux chocolats blancs au miel, le dessert signature du chef, le Honeymoon. Pour le coup, c'était peut-être le plat le moins intéressant, mais néanmoins le plus poétique.
Désormais, Trèsind Studio fait partie de mon top 3 des restos qui m'ont marquée à vie, juste derrière Noma à Copenhague, et devant Casa Caminada à Schauenstein, en Suisse alémanique.