«Etre une femme dans le rap, c'est difficile»
En m'approchant de sa table nichée dans un hôtel cosy bien connu de la place lausannoise, j'ai l'impression que la célèbre chanteuse Becky G se dresse devant moi. Mais non, il s'agit bien de Cachita, une rappeuse suisse de 26 ans, qui manie ses rimes comme une escrimeuse pour défendre la place des femmes au sein d'une industrie où elles ont parfois de la peine à se faire entendre. L'univers de cette artiste basée à Zurich se décline en partie en espagnol, de la langue de sa mère, qui est Cubaine.
Après cinq EP, la Suissesse revient avec un nouveau single. L'occasion de la rencontrer pour en savoir un peu plus sur le quotidien d'une rappeuse.
watson: ça ressemble à quoi, d'être rappeuse, en 2025?
Cachita: Le rap est une industrie où les femmes sont largement en minorité. En tant que femme, on doit creuser son trou, et c'est difficile. Dans ce secteur, il y a encore beaucoup de sexisme, non seulement dans les paroles, mais également dans la vision des rôles de genre.
En revanche, il est plus facile de pointer du doigt le sexisme et la misogynie dans le rap, car c'est une chose affirmée dans de nombreuses paroles. Dans d'autres genres, cela se dessine davantage en filigrane, ou en coulisse.
Quand avez-vous été confrontée pour la première fois à cette réalité?
On s'en rend compte à chaque fois qu'on va en studio. Parmi les bookers, les managers, et le staff de façon générale, je suis presque toujours la seule femme. Donc, en tant qu'artiste, j'ai été confrontée très tôt au fait d'être en minorité. Il m'est également arrivé à plusieurs reprises d'être bookée pour montrer qu'on soutient les artistes féminines, mais que le playtime (réd: le timing pour performer) soit difficile, par exemple tout au début de l'événement.
Y a-t-il une expérience qui vous a particulièrement marquée?
Je pourrais mentionner la différence de revenus. Je me rappelle d'un petit show auquel j'avais participé à mes débuts, pour lequel on m'avait offert 500 francs. Puis j'ai appris qu'un autre artiste masculin du même niveau que moi, avec le même «reach» (réd: la même «audience», soit le nombre de streams et de ventes) avait été booké pour 1000 francs, soit le double. On doit toujours vérifier nos audiences, car c'est ce qui fixe les conditions de paiement et le prix d'un artiste.
Pourquoi cette différence de traitement, selon vous?
Difficile à dire. Peut-être que les bookers ont plus de peine à mettre leur confiance dans une artiste féminine.
Comment avez-vous réagi?
J'ai réclamé le même montant que mon collègue, et ça a été accepté.
En France, il y a une artiste nommée Chilla qui a diffusé un morceau intitulé Sale Chienne, il y a quelques années. Elle l'avait sorti en réaction aux commentaires haineux reçus chaque fois qu'elle sort un morceau. De par les thèmes que vous abordez, êtes-vous également confrontée à la haine en ligne?
Oui, j'ai expérimenté cela. Je me souviens entre autres avoir été confrontée aux haters lors d'un show de rap organisé par la chaîne suisse SRF, dans lequel on se livre à une «battle».
A chaque fois que j'y vais, j'aborde le thème du sexisme, et je rappe de façon franche sur tout ce qui me dérange dans l'industrie. J'ai également ironisé sur le fait qu'une partie des rappeurs exposent de grosses voitures et de grosses maisons, mais que derrière, il n'y a que du vent, c'est juste du show et des paillettes pour en mettre plein la vue. J'ai reçu des réactions très contrastées; certains ont applaudi le fait que je lance des vérités, mais d'autres m'ont tout simplement suggéré de me taire ou de «retourner dans ma cuisine», entre autres amabilités.
Pas facile à gérer...
J'ai également reçu des réactions négatives du fait qu'une «battle» spontanée entre une autre rappeuse et moi est devenue virale. La SRF a mis cette séquence en lumière, et plusieurs rappeurs n'ont pas apprécié que nous recevions plus d'attention qu'eux.
Il faut être courageux pour gérer ainsi les réactions du grand public. Certains diront que c'est le risque d'un métier sous les projecteurs...
C'est aussi vrai. Mais mes haters restent une minorité. Cela tient certainement au fait que je ne suis pas uniquement une rappeuse, mais également une chanteuse. L'une de mes collègue et amie, Gigi, ne fait que du rap, et elle est confrontée à bien plus de haine et de harcèlement en ligne.
C'est d'ailleurs avec elle que vous avez sorti votre dernier morceau, intitulé Schön («Belles»), sorti il y a quelques semaines. On a même eu droit à un clip à la vibe vintage.
Cette chanson est une prise de position mordante. On déconstruit ce qui se passe derrière la façade de la femme «docile».
Quel thème abordez-vous, plus précisément?
On déconstruit l’image traditionnelle et conservatrice de la femme. A la première écoute, on a l'impression que c'est une ode aux vieux clichés, mais, en réalité on déglingue ces faux idéaux. Cette chanson se veut un message fort en faveur de l’émancipation et de l’autodétermination.
Cachita & Gigi - Schön
Vous dites vouloir soutenir les femmes dans le monde de la musique. Quelles mesures concrètes avez-vous mises en place?
Avant, je travaillais comme animatrice radio à la SRF, et j'avais mon propre show, intitulé The female music Special. Cette initiative me semble cruciale, car de nombreuses femmes sont actives dans l'industrie, mais souvent, elles n'ont pas de visibilité. Chaque semaine, j'invitais donc des artistes féminines pour qu'elles aient une plateforme sur laquelle se promouvoir.
Vous avez certainement suivi l'affaire Sean «Diddy» Combs avec attention, en tant que rappeuse.
Bien entendu, ce fut choquant. C'est terrible de constater que des gens de l'industrie continuent à utiliser leur pouvoir et leur influence en manipulant les rêves des autres.
Vous pensez que l'industrie suisse est protégée de par sa taille et ses enjeux plus modestes?
Je pense que, où que l'on soit, il ne faut jamais baisser sa garde.
Avez-vous déjà dû intervenir face à des comportements problématiques dans le milieu, ici en Suisse?
Oui, j'ai dû fixer des limites claires à un producteur qui avait des comportements ambigus et me mettait mal à l'aise. Après la session, j'ai raconté ce qu'il s'était passé à mon management. Je leur ai suggéré de ne plus envoyer d'artistes féminines auprès de lui. Donc mon meilleur conseil est: dès que l'on sent que quelque chose cloche, il faut directement en parler, ne pas garder les choses pour soi.