Il est dimanche soir, 19h30 environ, et le couperet tombe: Credit Suisse va être racheté par UBS. Alain Berset, Karin Keller-Sutter, le patron et la vice-présidente de la Banque nationale suisse (BNS), d'UBS et de Credit Suisse sont les personnages de ce tableau historique.
Au-delà des cercles financiers et du monde des affaires, quels sont les enjeux de cet évènement au regard des simples clients, retraités, petites gens, patrons de PME et autres investisseurs modestes? Sergio Rossi est professeur de macroéconomie et d'économie monétaire à l'Université de Fribourg (Unifr), nous éclaire sur le sujet.
Hier soir, nous avons vécu un évènement historique dont on peut peiner à comprendre les enjeux... que s'est-il passé?
Depuis quelques jours, la grande banque Credit Suisse se trouvait dans une situation très délicate qui l'a mise aux portes de la faillite. Il s'agit d'un établissement d'importance systémique, un «too big to fail», et si aucune solution n'avait été trouvée, les conséquences économiques auraient été terribles, et ce au niveau mondial. Depuis mercredi, différents acteurs financiers majeurs ont entamé des pourparlers, mais aucune solution n'a émergé de la part du libre marché.
La Confédération et la Banque nationale suisse (BNS) sont intervenues pour aider UBS et l'inciter à reprendre Credit Suisse, dans le but d'éviter une catastrophe et de restaurer la confiance des investisseurs sur les marchés financiers. Elles ont annoncé qu'il s'agissait d'une «opération commerciale» et non d'un sauvetage, car UBS est une banque privée.
UBS a racheté Credit Suisse, car la Confédération et la BNS l'ont pressé de le faire. La Confédération a mis 9 milliards sur la table — l'argent du contribuable — pour éponger les pertes, et la BNS 200 milliards. Cet argent ne sera pas forcément utilisé et devra être remboursé.
Le Conseil fédéral a présenté cette décision comme la «meilleure solution», qu'en est-il?
Ce n'est pas la meilleure solution, c'est la seule. L'autre solution envisagée était de faire éclater Credit Suisse en trois morceaux: son secteur gestion de fortune, une banque commerciale et une d'investissement — la partie qui était en faillite. Mais c'est impossible, car la banque d'investissements est très présente sur les places financières étrangères, notamment américaines et britanniques. Laisser cette partie de la banque faire faillite aurait provoqué des conséquences systémiques, c'est-à-dire aurait mis en difficulté plusieurs banques anglo-saxones, elles-mêmes très importantes dans le monde.
Sommes-nous sortis d'affaire? Cette crise économique majeure pourrait-elle tout de même avoir lieu?
Oui, ce risque existe. Dans tous les cas, il faudra plusieurs jours, voire quelques semaines, avant que la stratégie claire de reprise soit communiquée à l'ensemble des parties prenantes. Si celle-ci n'est pas crédible ou que les marchés n'y réagissent pas et que la confiance ne revient pas, le prix de l'action pourrait continuer à chuter. Le risque existe aussi pour UBS: même si le rachat a été effectué à un prix favorable, la banque risque d'affaiblir sa valeur boursière au vu des difficultés qu'elle va devoir affronter prochainement.
A ce sujet: un rachat de 3 milliards, ce n'est pas beaucoup, si on considère que c'est la moitié de la capitalisation actuelle de Credit Suisse... pourquoi aussi peu?
UBS peut se le permettre, elle est en position de force. Sa direction générale a très bien joué le jeu — au vu de ses propres intérêts.
C'est un prix qui fera l'affaire. Maintenant, UBS va devoir gérer les problèmes de Credit Suisse: le manque de liquidités, les actifs pourris, la fuite des déposants, etc.
Que pensez-vous de ce sauvetage?
La Confédération a sauvé UBS en 2008 et maintenant, elle sauve Credit Suisse. C'est un signal explicite d'intervention de l'Etat. Ce cas pourrait faire jurisprudence et d'autres banques pourraient envisager des fusions-acquisitions similaires pour augmenter leur taille et prendre ainsi plus de pouvoir à l'avenir.
Aucune date formelle de reprise n'a été donnée. Quand elle sera effectuée, les locaux de Credit Suisse et les guichets vont-ils disparaître? La «marque» va-t-elle rester?
Le nom «Credit Suisse» pourrait en effet disparaître.
Il est possible qu'UBS change de nom, mais il est certain que celui de Credit Suisse n'y sera pas. Quant aux succursales actuelles de CS, le nombre de leurs guichets va être réduit, c'est certain.
Des emplois sont-ils menacés? Diverses sources estiment le nombre de licenciements possibles en Suisse à 10 000...
C'est très inquiétant. Je pense que l'ampleur dépassera largement les 10 000. Mais cela va certainement se faire progressivement, par tranches, via la fameuse «technique du salami». Et cela aura un impact sur le reste de la branche: la pression et la concurrence vont augmenter parmi les banquiers et d'aucuns pourraient être tentés d'accepter des baisses de salaire pour garder leur place de travail.
Que risquent les clients de Credit Suisse?
Les dépôts bancaires sont préservés légalement jusqu'à 100 000 francs par client. Ça, c'est pour les déposants. Maintenant, ceux qui n'ont pas de dépôts chez Credit Suisse, mais ont un portefeuille de titres, seraient bien inspirés de vérifier s'il contient ou non des actions de cette banque, notamment si UBS annonce un plan de restructuration. Ils pourraient perdre de l'argent. Or, ces titres contenant des actions CS ne sont pas seulement achetés par des particuliers, mais aussi, par exemple, par des caisses de pension...
Nos caisses de pension pourraient donc être affectées à cause de ce rachat, même si elles ne pas clientes de Credit Suisse?
Oui, les caisses de pension pourraient voir les rendements de leur portefeuille évoluer à la baisse, voire subir des pertes, s'il y a des actions de Credit Suisse et d'UBS dans leur portefeuille.
Quelles autres conséquences économiques pourraient avoir lieu pour le citoyen lambda, même s'il n'est pas à Credit Suisse?
Tout d'abord, les crédits hypothécaires. La BNS doit décider de l'augmentation de ses taux ce jeudi, et les annonces actuelles pourraient influencer sa décision. J'imagine qu'elle va les faire monter de 0,25%, mais ce pourrait tout aussi bien être 0,5%.
Et y aura-t-il des conséquences sur d'autres secteurs?
Oui, par effet domino, il pourra avoir des conséquences comme le renchérissement des prix. Imaginons qu'UBS liquide les créances faites à des petites et moyennes entreprises (PME) par Credit Suisse, car cela ne l'intéresse pas. Elle en a le droit. Ces PME devront aller trouver une autre source de financement auprès d'institutions qui ne les connaissent pas et où les taux d'intérêts pourront être plus élevés. L'investissement que pourra se permettre l'entreprise sera retardé ou diminué. En pratique cela implique des baisses de salaire, des licenciements et une baisse de la production. Si la PME augmente le prix de ses produits, l'augmentation des prix va toucher le commerce de détail et la consommation.
En tant que petit épargnant, comment doit-on réagir?
Tout d'abord, je ne mettrais pas mon argent dans un coffre ou un bas de laine.
Mais si j'avais de l'argent auprès de Credit Suisse ou UBS, je réfléchirais à le transmettre à une autre banque solide, par exemple une banque cantonale, histoire de diversifier mes épargnes auprès des banques. Mais j'attendrai de voir la réaction des marchés — il ne faut pas se précipiter, ce serait bien de voir comment les perspectives évoluent.
C'est la pire chose à faire, car on peut tout y perdre, étant donné qu'il n'a aucune garantie dépôts dans ce domaine très complexe et lié à la spéculation.
Retournons à la Paradeplatz: que signifie la disparition d'une banque d'une telle ampleur pour la place financière suisse?
C'est un dégât d'image qui l'affecte jusqu'à l'étranger. On a sauvé les meubles avec l'intervention publique, mais des investisseurs seront désormais plutôt tentés d'investir leur argent aux Etats-Unis ou ailleurs, où le risque d'une faillite semble être moindre.
Credit Suisse a plongé, car c'était le «maillon faible» des grandes banques systémiques. Mais cela veut aussi dire que la situation financière actuelle est rude à l'international. D'autres grandes banques risquent-elles de disparaître ces prochaines années?
Un effet de contagion en Suisse et dans l'espace anglo-saxon n'est pas à écarter. D'autres banques systémiques vont peut-être revoir leur stratégie, vouloir changer leur fusil d'épaule et envisager une fusion. Je pense notamment à celles qui ont une taille respectable dans leur pays, mais qui ne sont pas assez solides sur la place financière internationale.
La question qui fâche: les dirigeants actuels de Credit Suisse devraient-ils recevoir leurs bonus?
Cela va se décider au sommet de la hiérarchie de Credit Suisse.
Selon moi, Credit Suisse devrait même demander un remboursement des bonus des années précédentes, les mettre dans un pot commun et limiter la casse au niveau des licenciements.