A une époque où il est devenu hors de question d'écouter calmement l'opinion de son voisin, susciter la polémique se résume souvent à fâcher une communauté et en réjouir une autre. Au grand dam, sans doute, de l'individu. C'est précisément ce qu'a fait Jaguar en atomisant près de 100 ans d’histoire et en autorisant son département marketing à empoigner le pot de peinture.
Depuis dix jours et sa campagne de pub controversée, la célèbre marque britannique fait hurler les réacs simplement parce que c'est coloré et inclusif, comme elle est applaudie par les progressistes simplement parce que c'est coloré et inclusif. (De quoi situer le niveau des débats actuels.) Et pour les (vrais) passionnés de vieilles voitures, ils ont intérêt à anticiper le fait que l’avenir n’a pas encore de les attendre.
Pour faire (très) court, Jaguar devait renaître ou mourir. Si bien qu'aujourd'hui, la marque ne vend plus de voiture, diffuse une publicité sans voiture et dévoile deux nouvelles voitures qu’on ne peut pas se procurer. (Oui, on en est là.) De plus, exit les salons de l'auto. Mardi, c'est à la prestigieuse Miami Art Week que Jaguar a présenté son premier concept-car électrique, dans une mise en scène qui n'avait rien à envier à la sortie d'un nouvel iPhone.
Ladies and Gentlemen, voici donc la Type 00, en version London Blue «qui rend hommage à l'emblématique Opalescent Silver Blue de la Type E des années 1960» et la Miami Pink qui «rend hommage aux couleurs pastel de la ville et à l'architecture Art déco».
On pourrait vous parler mécanique et caractéristique, mais même Jaguar s'en fiche un peu. L'important est ailleurs, en l'occurrence dans le marché visé: l'ultra-luxe. Dès 2025, une première berline à 120 000 dollars devrait voir le jour, avec 575 chevaux sous le capot et une autonomie de 700 km. Sur le papier, il y a de quoi concurrencer Tesla et Porsche.
Histoire de mieux cerner la mission suicide dans laquelle l'élégante Jaguar s'est lancée, on a passé un coup de fil à Jorge Guerreiro, spécialiste du luxe et rédacteur en chef de Roadbook Magazine.
Jorge, le moins que l'on puisse dire, c'est que la marque Jaguar a fait parler d'elle. C'était l'objectif premier?
Evidemment. Il suffit de jeter un œil au compte YouTube de la marque pour comprendre le ras de marée. Alors que les vidéos dépassaient rarement les 3000 vues, depuis dix jours, on s'approche des 3 millions de vues sur Youtube, et plus de 160 millions en chiffres cumulés suite aux partages. De plus, beaucoup de gens m'ont appelé pour me dire «t'as vu le rebranding de Jaguar, c'est quoi ce bordel». Des gens qui n'ont absolument rien à voir avec l'automobile, le buzz est énorme.
Avec ce rebranding total, Jaguar joue donc bel et bien sa survie?
Oui. Il est bon de rappeler que Jaguar Land Rover a été rachetée en 2008 par la société indienne Tata Motors. A cette époque, l'objectif était de faire du volume, avec des modèles comme la E-Pace ou F-Pace. On pouvait donc se payer une Jaguar en déboursant moins de 50 000 francs. Une bonne stratégie au départ, puisqu'ils ont atteint 180 000 ventes en 2017 et 2018.
Et après? Le grand plongeon?
Exact. La stratégie s'est cassé la gueule dans la foulée, pour atteindre 63 000 voitures vendues en 2023. Une descente aux enfers qu'ils devaient absolument stopper. L'objectif aujourd'hui, c'est de vendre des voitures jusqu’à 400 000 francs.
C'est fou, parce que viser les super-riches en misant sur une communication jeune, électro-pop et rose bonbon, ça peut sembler contradictoire.
Cette perception est complètement fausse. À titre d'exemple, l'âge moyen du client de Rolls-Royce est passé de 56 à 42 ans mondialement, beaucoup moins pour certains territoires. Ce que je veux dire par là, c'est que les nouvelles fortunes sont très très jeunes et c'est précisément cette clientèle que Jaguar vise aujourd'hui. La marque n’espère garder que 10 à 15% de son ancienne clientèle. C'est insignifiant.
Cette clientèle qui rajeunit a donc aussi des goûts différents du vieux riche?
C'est ça. J'observe également cette évolution dans le monde de l'horlogerie. Il y a dix ans, pour vendre des produits exclusifs et d'exception, les marques invitaient dix quinquas autour de la table. Aujourd'hui, on trouvera des jeunes en survêtement, avec une casquette sur la tête et des Balenciaga aux pieds.
Où se trouvent ces très jeunes nouveaux riches?
La plupart proviennent du Moyen-Orient, d'Asie et des Etats-Unis. Ce sont des influenceurs, des entrepreneurs ou des crypto-investisseurs, dont une grande part ne sont pas des héritiers mais se sont déjà forgés une fortune.
On doit donc aussi s'attendre à découvrir tout bientôt le concept-car de Jaguar sur le profil TikTok des très jeunes influenceurs à grosses cylindrées qui se baladent à Miami, comme Jack Doherty...
Absolument. La stratégie mise en place par Jaguar fait qu'on n'est pas tellement étonné de les voir dévoiler la voiture à Miami, en marge d'Art Basel, au lieu de se terrer dans un salon de l'auto. Jusqu'au design de la voiture qui n'a plus grand intérêt pour le quinqua traditionnel.
La voiture neuve est devenue un objet d'art?
Ce n'est d'ailleurs plus vraiment une voiture, mais un device, un appareil à la mode. En tout cas, le design de cette nouvelle Jaguar a tout pour susciter l'effet wow prôné par les réseaux sociaux. Le soin apporté au détail visuel, la couleur, l'aspect brutaliste de la carrosserie que l'on retrouve notamment dans le CyberTruck d'Elon Musk, font que les gens vont photographier et filmer cette voiture une fois en circulation. Ceux qui peuvent se le permettre vont vouloir frimer avec, quitte même à les commander avant leur sortie, c’est le phénomène FOMO. Et deux ans plus tard, tu passes à autre chose.
Certes, mais vendre plus que quelques bagnoles colorées à 400 000 francs, ça reste un pari risqué, non?
Oui, c'est extrêmement risqué, mais c'est aussi totalement jouable. Etant donné que les ventes de la gamme actuelle se sont effondrées, c'est aussi une stratégie audacieuse qui va se concentrer sur les marges. Non seulement les marques de luxe cartonnent, mais les marges sont extraordinaires.
Et ça se confirme dans la valorisation de l'entreprise. Ferrari fabrique 13 000 voitures par année et elle a valorisée à 80 milliards de dollars. A l'inverse, le groupe Stellantis, qui possède Peugeot, Citroën, Fiat, Chrysler, Jeep ou Maserati, fabrique des millions de voitures et est valorisé à moins de la moitié.
Toutes les marques de luxe fonctionnent ainsi aujourd'hui?
Oui, la plupart. Ce que les marques chassent aujourd'hui, c'est la rentabilité par objet plutôt que le volume. L'horlogerie suisse suit la même tendance, en ayant baissé sa production de moitié en vingt ans, tout en doublant le chiffre d'affaires. La dernière Ferrari F80, près de 4 millions de francs l'unité, a été produite à 799 exemplaires. Toutes ont été précommandées en quelques jours.
La voiture est en déclin, sauf les bolides du futur?
C'est une histoire de génération. L'âge moyen d'un acheteur de voiture neuve dans la plupart des pays européens tourne autour de 55 ans. Pour ce qui est de la voiture de luxe, ça a chuté à 40 ans environ. Sans oublier que la plupart des marques doivent encore faire le grand saut en avant avec le 100% électrique. On peut donc dire que le pari de tout effacer pour recommencer, ce que fait Jaguar est risqué. Mais c'est aujourd'hui qu'il faut le faire.