Comme si les bibliothécaires n'avaient déjà pas assez affaire à des étiquetages: cotations en mode «791.430 94 ELSA» (🤨), repères dans les rayons, normes en tous genres. Fichtre, les gardiens de nos bons vieux espaces de silence doivent rêver fiches et chiffres! Et voilà qu'une nouvelle étiquette réussit à faire son apparition. Pas n'importe laquelle: le «trigger warning», ou «traumavertissement». A savoir: la mise en garde au lecteur d'un contenu qui pourrait heurter sa sensibilité, lui causer un traumatisme. Bref, le choquer.
Imaginez: vous ouvrez un bouquin, par exemple du 18e siècle, un essai de Voltaire, tiens, et en introduction du livre qui a le défaut de contenir un passage avec le mot «nègre», vous trouvez une note qui vous spécifie: «TW racisme» (pour «tigger warning racisme»). D'après le site français Marianne, cette mention peut certes être matérialisée sous la forme d'une étiquette, mais aussi d’un avant-propos.
Selon l'article de l'hebdomadaire, la très historique Université de Cambridge s'y serait mise. Le nombre de livres concernés? Près de 10 000. Le coût? Quelque 100 000 euros. Le financement? Les impôts. Pourquoi se priver, si c'est sur de bonnes intentions? Le journaliste précise:
L'absurdité réside ici dans l'infantilisation du rapport entre le lecteur et ce qu'il lit. Retour à notre exemple: peu importe que Voltaire soit l'un des pères du principe de tolérance, l'un des témoins les plus représentatifs de l'esprit des Lumières qui a cimenté nos sociétés libres... Peu importe que le mot «nègre» ait eu jadis le sens de «noir» («negrum» en latin), ni que le racisme ait été monnaie courante à l'époque... L'étiquette trigger warning ne s'intéresse qu'aux valeurs du présent et à la susceptibilité – supposée – des consommateurs (pardon, des lecteurs).
Mais il y a pire. Si l'ouvrage est choquant, le spécifier au début revient à le spoiler, à en divulgâcher une caractéristique incontournable, à savoir son caractère choquant. Pourquoi diable ne pas laisser le lecteur s'en rendre compte par lui-même? C'est une insulte faite à l'esprit critique, au mérite, à l'apprentissage par la lecture, à la formation de l'individu, et tout simplement à la réalité de ce qu'une lecture révèle:
C'est même plus basique que ça: si une mise en garde empêche le lectorat d'être authentiquement surpris et choqué par la suite, il n'y a plus de critère pour dire que ce livre est choquant au sens qu'il «heurte des sensibilités». Si ce n’est ces fameuses étiquettes. Mais qui est légitime à les préparer? Qui est suffisamment suffisant pour dire qu'il connaît par avance les remontrances de telle ou telle population face à une réalité aussi riche que la littérature? Il y a autant de lectures que de lecteurs.
On me répondra qu'il vaut mieux éviter des traumas. Eh bien, je ne le pense pas. Vivent les soi-disant «traumas». Encadrer la littérature sur le mode des «films déconseillés aux moins de 16 ans» en l'étendant aux critères d'origine, de sexe, d'orientation sexuelle, d'histoire coloniale, etc., c'est tuer la possibilité de s'énerver contre une œuvre ou son auteur, et la possibilité de se plonger dans l'Autre, de comprendre une époque ou une mentalité éloignée de la nôtre. Bref, c'est programmer la mort de la littérature. Et c'est prendre les lecteurs pour des idiots.