Pitié, dites-moi qu'on n'a pas tous quelque chose en nous de Tennessee. Du moins s'il est question de l'un de ces Etats américains qui enchaînent absurdité puritaine sur absurdité puritaine. Dernier épisode en date, la décision d'une école de bannir de son programme de huitième année la BD Maus. Parce qu'on y voit «huit gros mots» et «l’image d’une femme nue», selon le PV de la séance du conseil d'administration de la McMinn County Schools, disponible ici.
On parle pourtant de l'œuvre d'Art Spiegelmann, célèbre pour avoir sensibilisé quantité de gens à la tragédie de la Shoah. Mais voilà, elle contient des éléments que le conseil a jugé «inappropriés».
Le conseil comptait d'abord virer les passages «problématiques» de l'œuvre. «Dans les écoles, [...] nous n’avons pas besoin de permettre, voire de promouvoir, ce genre de choses», a estimé un des membres, Tony Allman, regrettant que le livre «montre des gens pendus, d’autres en train de tuer des enfants». Mais devant les problèmes de droits d'auteur que cette option aurait engendrés, le conseil a voté à l'unanimité la suppression de Maus du programme scolaire.
Voyons ça de plus près. Comme l'a souligné CheckNews, la femme dénudée qui est censée être problématique pour les mineurs est la mère de l'auteur, dont il a dessiné le corps dans une baignoire pour illustrer son suicide. Voici plutôt:
J'ai cherché. Voici la case de la scène de nudité décriée. pic.twitter.com/ADOIT4NVPo
— Jacques Pezet (@Jacques_Pezet) January 27, 2022
La lecture du procès-verbal où s'enchaînent les prises de parole sur cette planche et sur les gros mots contenus dans l'ouvrage est une expérience hallucinante. Mais ô combien éclairante sur ce renouveau de moralisme hérité directement du protestantisme américain. On le voit bien ici: trumpistes puritains et représentants woke des minorités offensées utilisent les mêmes méthodes (la censure et l'annulation) et raisonnent dans les mêmes termes, ceux de la pureté! Or, la pureté, en politique ou en société, ça pue.
La réécriture idéologique des livres, c'est déjà en soi absurde et alertant. «Orwellien», comme n'a pas manqué de commenter Art Spiegelman lui-même, stupéfait par cette décision, sur les ondes de la CNBC. Mais cette nouvelle affaire est d'autant plus terrifiante quand on lit entre les lignes. Comme l'a souligné Le Temps, un membre du conseil de la McMinn County Schools a notamment dit ceci:
Ce genre de réflexes, qu'ils soient innocents ou au contraire chargés de sous-entendus, ne peuvent être dissociés d'un contexte actuel mêlant des phénomènes hostiles à la raison: complotisme, négationnisme, moralisme, relativisme, communautarisme, puritanisme – et antisémitisme. Au Texas, rappelle le même article du Temps, «un responsable du district de Southlake a suggéré que des points de vue alternatifs devaient être offerts quand… l’Holocauste était abordé à l’école».
Il faut être clair: ce que ce genre de propos annonce, c'est l'effacement progressif de la mémoire de l’Holocauste (dont les victimes étaient justement commémorées hier 27 janvier). En France, où la problématique se pose avec d'autres personnes en proie à des passions identitaires, à savoir une partie des jeunes musulmans, on sait – au moins depuis la publication des Territoires perdus de la République en 2002 – que l'enseignement de la Shoah est devenu difficile dans certains quartiers dits sensibles, parce qu'il suscite l'hostilité des élèves.
Or, l'extermination des Juifs, non seulement a existé, mais représente l'un des pires actes jamais commis dans l'histoire, si ce n'est le pire. Et petit scoop: sa réalité n'est pas très drôle, elle est même terriblement choquante. Voilà tout l'intérêt du livre monumental d'Art Spiegelman, ou d'un film de référence comme Shoah de Claude Lanzmann, rendant tous deux l'horreur propre à cet événement. Cette mémoire, passant notamment par l'art, est nécessaire. N'en déplaise aux fous de Dieu, woke et autres puritains frappadingues. Les Ricains de Michel Sardou doivent se retourner dans leur tombe.