La circulation sur le pont reliant Francfort-sur-l'Oder à la ville polonaise de Slubice est particulièrement intense ce matin: de nombreuses voitures immatriculées en Allemagne arrivent de l'est, et leurs occupants, tout comme les nombreux retraités traversant la frontière à pied, reviennent probablement de leurs courses.
Depuis octobre dernier, des contrôles fixes ont été rétablis à la frontière germano-polonaise, une première depuis 2007, année où la Pologne a adhéré à l'accord de Schengen. Cette mesure fait partie d'une série d'initiatives prises par la République fédérale pour lutter contre l'immigration illégale. Depuis ce lundi, les véhicules sont également arrêtés aux frontières occidentales de l'Allemagne, les passeports sont vérifiés, les passagers fouillés, et les coffres inspectés.
Deux gardes-frontière allemands se tiennent devant un conteneur bleu. Il a une mitraillette en bandoulière, elle porte une louche de police rouge à la main. La plupart des conducteurs peuvent passer la frontière sans être inquiétés.
En revanche, les camionnettes dans lesquelles se trouvent généralement des artisans polonais en route pour leurs clients allemands sont souvent contrôlées. Il arrive «régulièrement» que des migrants se trouvent dans les véhicules, rapporte le commissaire principal André Behlendorf de la police fédérale de Francfort, mais la plupart du temps, on ne trouve que des outils à main.
«Afin de réduire au maximum les nuisances pour les pendulaires et les voyageurs réguliers, nous effectuons uniquement des contrôles visuels et des contrôles aléatoires», explique une policière. Et d'ajouter:
Il est difficile de croire que les agents ne prêtent pas attention à l'apparence et à l'origine probable des passagers. Cependant, dans un contexte politiquement correct, aucun agent de police en Allemagne ne souhaite se retrouver accusé de pratiquer le profilage racial, c'est-à-dire de faire de l'origine ethnique un critère.
Un SUV de marque BMW, coûteux et très puissant, laisse perplexe: la plaque d'immatriculation serbe est inhabituelle dans la région; le couple de retraités assis dans la voiture pourrait être originaire d'Inde ou du Pakistan, mais appartient probablement à la minorité rom.
Les agents contrôlent les passeports, le conducteur doit descendre de la voiture et ouvrir le coffre. Finalement, le couple serbe est autorisé à poursuivre son voyage. Ils se sont présentés comme des curistes de la ville voisine de Bad Saarow, qui ont fait une excursion en Pologne, explique un fonctionnaire.
Alors que les bus urbains reliant Francfort à Slubice sont autorisés à passer, les autocars sont contrôlés dans la plupart des cas. Les agents ont fait sortir un jeune homme d'un bus vert Flixbus qui se rendait de Gorzow Wielkopolski, en Pologne, à Delmenhorst, dans le nord de l'Allemagne. Il s'agit d'un Ukrainien; il ne peut pas repartir tandis que le bus est autorisé à poursuivre son chemin.
Malgré tout, l'homme semble de bonne humeur; lorsqu'il monte dans une voiture de police, il sourit. «Il va maintenant être conduit à Eisenhüttenstadt, une ville proche», explique un policier. Là, dans le centre de premier accueil du Land de Brandebourg, l'Ukrainien passera par la «ligne de traitement», ce que les fonctionnaires entendent par un interrogatoire. Le plus probable est que les policiers le ramènent finalement au pont et lui demandent de rentrer à pied en Pologne.
Il y a quelques années encore, ce sont surtout des Irakiens, des Syriens, des Afghans et des Kurdes turcs qui arrivaient sur le sol allemand à Francfort. Les flux migratoires font partie de la guerre hybride menée par Vladimir Poutine contre l'Occident: les migrants du Proche et du Moyen-Orient sont d'abord acheminés vers la Biélorussie, alliée de Moscou. Ensuite, on les conduit à la frontière polonaise, d'où ils tentent de se frayer un chemin vers l'Allemagne.
Certains d'entre eux veulent peut-être échapper au service militaire. Les Syriens, les Afghans et les Kurdes continuent de venir. La plupart du temps, il s'agit de jeunes hommes, mais parfois aussi de familles avec enfants.
Entre janvier et août, un peu plus de 4000 demandes d'asile ont été déposées dans le Brandebourg; en 2023, ce chiffre a dépassé les 9000 pour l'ensemble de l'année. La majorité des migrants atteignent toutefois l'Allemagne par d'autres routes. Dans le Brandebourg, où une rivière relativement large forme la frontière, les passages peuvent être contrôlés plus efficacement qu'ailleurs, de sorte que le Land n'est pas la principale porte d'entrée des migrants.
Les personnes qui ne demandent pas l'asile à la frontière sont rapidement refoulées; il en va de même pour les personnes interdites d'entrée. Dans le Brandebourg, cela concerne un peu plus de la moitié des arrivants: entre octobre et juillet, 8231 personnes y ont été constatées à l'entrée non autorisée, 4649 d'entre elles ont été renvoyées en Pologne, écrit le service de presse de la police fédérale berlinoise sur demande.
Dans toute l'Allemagne, environ 30 000 personnes ont été refoulées depuis le début des contrôles aux frontières. Comparé aux 160 000 personnes qui ont demandé l'asile en République fédérale entre janvier et août, cela peut paraître peu. Mais les contrôles aux frontières ne sont pas aussi inefficaces que le prétendent par exemple les politiques des Verts allemands.
La forte proportion de rejets peut surprendre, car on pourrait penser que l'on sait désormais que seuls ceux qui demandent l'asile peuvent rester. Certains migrants espèrent peut-être se soumettre à une procédure ailleurs, dans un autre Etat fédéral ou dans un pays voisin d'Europe de l'Ouest où des proches résident déjà, explique une policière. Si l'on voit des voitures en provenance de France, de Belgique ou du Royaume-Uni près de la frontière, on peut supposer qu'elles sont là pour récupérer ceux qui passent.
«La coopération entre les policiers allemands et polonais est très bonne», affirme André Behlendorf. Depuis les années 1990 déjà, Allemands et Polonais patrouillent ensemble. Au début, certains Polonais avaient encore des doutes lorsqu'ils voyaient un uniforme allemand, mais la confiance mutuelle est désormais bien établie. Ce n'est pas le cas des collègues polonais qui laissent passer les migrants.
Les contraintes pour les pendulaires ne semblent pas trop importantes, du moins à Francfort: les contrôles auxquels il doit se soumettre sont généralement effectués en quelques minutes, rapporte un artisan polonais. Il dit comprendre la procédure allemande.
Debout sur le pont, une retraitée allemande regarde l'Oder, large et lente sous les rayons du soleil. La femme semble détendue, elle vient de boire un café à Slubice, dit-elle en enlevant ses lunettes de soleil. Pour elle, les contrôles n'ont rien changé. Jusqu'au milieu du pont, là où commence la Pologne, il y a des affiches électorales de l'AfD: «Il est temps d'arrêter l'industrie de l'asile», peut-on lire sur certaines d'entre elles. Le sujet risque de rester longtemps d'actualité en Allemagne.
Traduit et adapté par Noëline Flippe