«Continuez à vous époumoner les gauchos, on n'en a rien à foutre.» Ce commentaire n'est pas celui d'une groupie de Donald Trump, mais d'un sympathisant de l'extrême droite française. Le sujet? Une erreur grossière d’illustration en couverture du premier numéro du Journal du Dimanche depuis l'arrivée du nouveau directeur, Geoffroy Lejeune. (Un très bon copain d'Eric Zemmour, pour faire court.)
La rédaction du JDD sort tout juste de 40 jours d'une grève historique, mais insuffisante pour botter les fesses de l'ex-patron controversé du magazine Valeurs Actuelles. Alors face à pareille gaffe, dimanche, ses détracteurs s'en sont donnés logiquement à cœur joie sur les réseaux sociaux.
Avec humour ou colère. Et pas seulement «les gauchos».
Le tout frais réd chef, fier comme un coq, s'est contenté d'affirmer qu'«il n'y a pas eu d'erreur d’illustration». Comprenez: cause toujours, on s'en tape. C’est d’ailleurs avec le même toupet qu’il s’est installé dans une rédaction qui, à l’unanimité, s’opposait à son emménagement. Depuis, les journalistes quittent le navire les uns après les autres.
Une insolence qui se digère comme du lait d'amande dans l'estomac des militants d'extrême droite. Qu'importent les faits ou les bourdes, Geoffroy Lejeune incarne désormais ce héros courageux qui a su arracher le JDD des mains de la bien-pensance et redonner la parole au peuple.
Notre commentateur cité en introduction a raison sur deux aspects: les militants d'extrême droite n'en ont sincèrement rien à carrer et, en face, ça s'époumone à plein régime. Non pas (uniquement) pour rétablir une certaine vérité aux yeux du public, mais pour tenter de la faire admettre, d'un ton parfois professoral, à un adversaire qui, lui, barbotte dans une insolente facilité.
Parmi les soldats qui ont osé embrasser la mission de propager non pas la bonne parole, mais les faits, il y a ce qu'on appelle les facts-checkeurs. Et la star française dans ce domaine, c'est bien Julien Pain, journaliste à France Télévisions.
Sur Twitter, il est rapidement devenu le paratonnerre de l'agressivité qui coule dans les veines des passionnés de théories fumeuses: «Ce sont avant tout des individus qui partagent une idéologie commune si forte, que la réalité en est devenu accessoire. Tout le reste, effectivement, ils s'en fichent. Ils ressentent un réel besoin de faire groupe, d'évoluer en meute. Les réseaux sociaux et les algorithmes, notamment, ont permis cela».
Pour Geoffroy Lejeune, comme pour Elon Musk ou Donald Trump, ce foutage de gueule totalement décomplexé s'accompagne d'une influence qui ne montre aucun signe de faiblesse. Aux Etats-Unis, le dernier sondage planté dans le gras des intentions de vote, mardi, confirme la tendance: les procès qui pendent au nez du candidat républicain le hissent désormais à égalité parfaite avec le président Biden. (42% chacun.)
Certes, l'indifférence effrontée est une attitude que l'on retrouve plus volontiers dans la chambre d'un ado que dans le programme politique d'un candidat à l'élection présidentielle. Mais ignorer la victoire de Joe Biden en 2020 est aussi une sorte de «quoicoubeh» politique.
Une sape de l'autorité digne de l’âge bête et une tactique sourde qui brise le jouet démocratique. «Tout l'enjeu réside dans cette volonté de ne jamais entrer en discussion, de ne jamais se justifier, pour se contenter de contre-attaquer. L'adversaire se retrouve bien souvent désarmé», analyse Sebastian Dieguez au bout du fil.
Un bullshit qui rend les parents aussi dingues et impuissants que tout candidat moins en colère contre l'Etat de droit.
Quand un tel phénomène atteint une certaine masse critique, il devient compliqué de rétablir une vérité, de dégainer des chiffres et des faits pour tenter de dégonfler l'influence de celui qui n'en a cure. Non seulement son vivier d'apôtres est solidement arrimé aux conneries débitées, mais les armes à disposition deviennent très vite inefficaces.
Julien Pain en est conscient:
Si, jadis, l'électeur complotiste, une fois envoyé dans les cordes, pouvait se sentir blessé dans son amour-propre, beaucoup se contentent aujourd'hui d'un sourire en coin. Et ce sont eux qui boulonnent Donald Trump au sommet des sondages.
Un véritable magma Maga qui, depuis 2016 et malgré les rafales de procédures, semble indénouable. Si les assauts de la justice sont impuissants à réveiller les électeurs de Trump, que reste-t-il aux outsiders républicains pour espérer grappiller quelques points avant la primaire? «La relation entre ce type de leaders politiques et sa base est de l'ordre de la secte, à l'instar du mouvement Qanon aux Etats-Unis», nous rappelle Sebastian Dieguez.
Julien Pain est d'accord avec cette idée de gourou: «L'argumentaire de Donald Trump est devenu parole d’évangile. J'irai même plus loin, car je pense qu'il finit par croire lui-même à ses intox». Pour l'heure, ce qui est considéré par sa base comme un «acharnement», renforce Donald Trump dans son rôle de piñata du deep state, incarné par un Joe Biden «corrompu».
D’autant que, qu’on le veuille ou non, le milliardaire populiste est encore une offre politique crédible pour ceux qui ne trouvent plus leur compte sur le terrain démocratique. Le docteur en neuroscience de l'Université de Fribourg suggère d'ailleurs que l'injustice brandie continuellement par l'ex-président, est la même que certains Américains disent ressentir face à l'Etat.
Et en France? «Sans surprise, les gilets jaunes ont été un véritable détonateur. Un mouvement qui n'a pas disparu, bien au contraire, il est devenu pluriel, tentaculaire. La société est fracturée, les inégalités se creusent et l'extrême droite s'est emparée du malaise. Notamment sur les réseaux sociaux», analyse Julien Pain.
Aux Etats-Unis, la case prison sera-t-elle ce fameux choc nécessaire à un divorce entre le messie et ses fidèles? Difficile à prévoir. L'envoyer derrière les barreaux pourrait aisément le renforcer définitivement dans son rôle de martyr. Si les partisans Maga pouffent publiquement face à cette menace d'emprisonnement, c'est aussi parce que la prison est considérée comme un énième outil de l'«Etat corrompu».
Aujourd'hui, ceux qui s'en foutent savent que les parties adverses sont impuissantes, car «personne ne sait encore contrer efficacement le bullshit», admet Sebastian Dieguez.
Mais alors quoi? Renforcer le contrôle des réseaux sociaux? Mettre l'accent sur l'esprit critique? Multiplier les exercices de fact-checking sur internet et dans les médias? Nos deux interlocuteurs n'y croient qu'à moitié. Pour Sebastian Dieguez, «ce sont des solutions imparfaites et j'ai tendance à me méfier des solutions clé en main. Il nous reste l'option d'un changement sociétal en profondeur, mais vous imaginez bien que ça ne se règle pas en une nuit: s’ils vivent dans un monde qui les satisfait, les bullshiteurs auront moins de temps à perdre dans des théories ridicules.»
Pour cela, le journaliste Julien Pain veut croire à l'efficacité du terrain. Que le politique et le journalisme sortent des algorithmes et des capitales, pour planter thermomètres et micros dans des contrées moins éclairées. «Il faut rétablir le dialogue, aller à la rencontre des gens, les écouter, avec un peu de sincérité et de modestie au ceinturon», explique celui qui prédit, néanmoins, un «tsunami inédit de désinformation» dans les mois et les années à venir.
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Sebastian Dieguez a notamment publié Total bullshit (éditions PUF) en 2018 et Croiver (Eliott éditions) en 2022.
Julien Pain tient notamment une célèbre chronique baptisée Vrai ou Fake, sur France Télévisions.