C'est con à dire, mais si les Zelensky font trembler les algorithmes depuis quelques jours, c'est avant tout parce qu'ils sont beaux et que la guerre, c'est moche. Binaire? Assurément. Mais ça a suffi pour qu'internet (et Florian Philippot) s'étranglent bruyamment devant la couverture de Vogue.
Séance photos glamour pour #Zelensky et son épouse pour Vogue.
— Florian Philippot (@f_philippot) July 27, 2022
Pendant ce temps on demande aux Français de se saigner et de ne plus se chauffer pour leur envoyer des armes, des milliards et refuser le gaz russe ! Qui soutient encore tout ça ?! pic.twitter.com/K306j9BkCV
Cette semaine, le puissant magazine américain a consacré sa couverture, mais aussi une bonne partie de son édition du mois d'août, à la première dame de l'Ukraine, Olena Zelenska. Entretien en long format et en stéréo (son mari toujours dans les parages), le tout servi avec un shooting de luxe confié à l'indétrônable photographe Annie Leibovitz.
«Indécent», «odieux», «déplacé», «scandaleux». Les ennemis de cet inhabituel condensé de communication dégoupillé après cinq mois de guerre n'ont pas manqué d'adjectifs pour esquinter l'opération. Dans les pages de Vogue, on découvre notamment le couple entrelacé et les yeux revolver, main dans la main façon monochrome, ou encore Olena Zelenska, sans monsieur, posant dans un long manteau bleu marine devant la carcasse d'un avion ukrainien emblématique, défoncé par l'armée russe.
Qu'elle jure dans l'interview que «ces derniers mois ont été les pires de ma vie et les pires de la vie de tous les Ukrainiens» ne suffira pas à faire décolérer les détracteurs. Peu importe, aussi, le fait qu'elle fende la planète de long en large pour représenter la résistance ukrainienne, en sa qualité de première dame. C'est «de mauvais goût». Point. Les plus taquins vont même jusqu'à faire d'Olena la fraîche relève d'un certain Bernard-Henri Lévy, depuis longtemps coutumier des champs de bataille en col blanc.
Il faut peut-être aussi considérer que certains mots choisis par la journaliste de Vogue pour peindre le travail et le courage de cette personnalité politique de premier plan sont autant de chair à canon pour les ronchons:
Le mot qui fâche? Glamour. Montrer du beau quand des gens meurent, ça ne passe pas. Et ce n'est pas tout à fait nouveau. Lorsqu'une guerre fait couler du sang, le glamour (quand il pointe le bout de sa légèreté supposée) fait toujours couler beaucoup d'encre. Mais que s'est-il passé dans la tête du président ukrainien? Lui qui maîtrise, sans faillir, ce que l'on nomme «la guerre de l'image»: aurait-il pété un plomb? Ou, au contraire, avons-nous affaire à un nouveau coup de génie? Des interrogations qui ont notamment frappé Stefano Stoll, patron du prestigieux Festival Images Vevey (VD), en découvrant les clichés.
Le professionnel suisse de la photographie a forcément plus de questions que de réponses à son ceinturon. Mais elles décrivent parfaitement l'incompréhension qui a pris les réseaux sociaux à la gorge, au moment de la publication du shooting. Est-ce vraiment une grosse bourde stratégique? Sa première, peut-être, en cinq mois?
Alexandre Eyries avoue aussi avoir été quelque peu interloqué en tombant sur le binôme présidentiel en une de Vogue. «Ma première réaction a été d'invoquer une faute de goût. Le couple Zelensky qui se dévoile beau, serein et amoureux, pendant que les Ukrainiens se cachent dans leur cave pour échapper aux bombardements. Mais il faut dépasser les premières impressions et se rappeler que Zelensky n'a, pour ainsi dire, que sa propre image pour se faire entendre et combattre la propagande de Poutine.» Le spécialiste en communication politique va même jusqu'à brandir, ici, une stratégie de guerre.
Depuis le début de l'agression russe, Volodymyr Zelensky est effectivement l'unique symbole visuel de la résistance. Ses biceps et sa barbe de trois jours squattent tout et en permanence. Et les observateurs évoquent tous la crainte que l'homme-sandwich de compétition va finir par (se) lasser. Mais si Olena Zelenska fait scandale aujourd'hui, il faut préciser que ce n'est pas la première fois qu'elle s'exprime dans les médias internationaux. Absente au début, discrète ensuite, on a pu la lire tout récemment et en exclusivité dans le Time ou Le monde. Preuve, probablement, que le couple a compris qu'un président, seul, n'allait pas tenir très longtemps sous les projecteurs.
Mais fallait-il aller jusqu'à s'afficher dans le magazine le plus élégant du monde? Le photographe Niels Ackermann en est persuadé. «Le fait qu'Olena Zelenska choisisse Vogue pour s'exprimer ne me choque absolument pas. C'est un magazine emblématique qui dispose d'une large audience.»
Celui qui loue d'ordinaire le travail de la prestigieuse photographe avoue dans un sourire (volontiers un peu moqueur) que c'est plutôt la relative banalité du résultat final du shooting qui l'a étonné. Le photo-journaliste romand en profite en revanche pour relativiser le flot de critiques. «Ce n'est certes pas totalement représentatif, mais tous mes amis ukrainiens ont partagé ces photographies avec une immense fierté. Et je les comprends. Olena est une personnalité ukrainienne importante, douée, courageuse, charismatique et belle. Son parcours de vie est impressionnant. Peut-être que dans deux mois, les projecteurs se braqueront complètement sur un ministre important, sur le général, sur des entrepreneuses ou des volontaires. Qui sait? Je n'y vois aucune faute de goût, mais une stratégie de communication par étapes, qui anticipe l'usure de l'image du chef d'Etat.»
Qu'on s'offusque ou non, la «kennedisation» du couple Zelensky est bel et bien en marche. Alexandre Eyries le pense aussi et l'explique en brandissant les Etats-Unis comme exemple: «Avant d'être président, Kennedy était beau. C'est comme ça. Rappelons aussi que, de l'autre côté de l'Atlantique, les présidents sont toujours élus avec femme et enfants. Le peuple a besoin de ça. Zelensky est un comédien, un homme de spectacle. Dans le bon sens du terme. Cette glamourisation du message politique est un retour aux sources pour lui».
Ce qui chicane également bon nombre de commentateurs à propos de cette solide communication orchestrée par Vogue et les Zelensky, c'est l'ambiance manifestement détendue qui s'en dégage. Dans le making-of dévoilé dans la foulée par le magazine, on découvre effectivement un couple présidentiel souriant, comme dans une bulle d'amour qui les préserverait de l'horreur véritable de la guerre. Le chef d'Etat n'a certes jamais quitté son t-shirt kaki de toute la séance, mais le public avait plutôt l'habitude de le voir en situation critique, dans un bunker ou dans les rues de Boutcha au milieu des cadavres.
Stefano Stoll: «Mais c'est peut-être au contraire très réfléchi et ce shooting peut également signifier une nouvelle forme de force tranquille: "C'est bon, nous maîtrisons le conflit, nous allons gagner"». Niels Ackermann rappelle aussi qu'un président n'a pas vocation à être au front, à risquer sa vie aux côtés de ses soldats. Et c'est d'ailleurs la seule véritable fausse note que le photo-journaliste romand perçoit dans le boulot de Vogue:
Alexandre Eyries doute aussi que les Ukrainiens considèrent désormais le couple présidentiel comme un simple binôme de stars totalement déconnecté du quotidien des citoyens. «La majorité du peuple est encore derrière lui. Il y aura peut-être un retour de bâton après la guerre. Mais, pour l'heure, Zelensky fait ce qu'il sait faire et on peut difficilement lui reprocher de composer avec les moyens qu’il a à disposition.»
En attendant la prochaine salve de communication du président ukrainien, nos spécialistes semblent vouloir croire très fort que «la beauté sauvera le monde». Seule l'issue du conflit donnera raison (ou non) à Dostoïevski.