Le maire de Kiev ne mâche pas ses mots. «La démocratie en Ukraine est menacée», a lancé Vitali Klitschko au journal allemand Der Spiegel. L'ancien champion du monde de boxe voit son pays sur la voie de l'autoritarisme. Et plus encore: on finirait par ne plus distinguer l'Ukraine de la Russie, «où tout dépend de l'humeur d'un seul homme», a affirmé le politicien.
L'homme visé par les propos de Vitali Klitschko n'est autre que Volodymyr Zelensky. Le président ukrainien paierait désormais «pour les erreurs qu'il a commises», a ajouté le maire de Kiev dans une interview accordée à 20 minutes, en faisant référence à la baisse de popularité de l'homme d'Etat. Et il n'est pas le seul à critiquer le président.
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Volodymyr Zelensky fait actuellement l'objet d'attaques répétées en politique intérieure. En effet, outre le maire de Kiev, le commandant en chef de l'armée Valeri Zaloujny s'est également exprimé. Le général est considéré comme un héros de guerre par de nombreux Ukrainiens. Ses paroles ont du poids. Valeri Zaloujny a déjà contredit publiquement le président ukrainien en novembre auprès du magazine britannique The Economist:
Volodymyr Zelensky n'a pas apprécié les déclarations de son général:
Le média ukrainien Ukrainska Pravda évoque des rumeurs émanant des cercles de Valeri Zaloujny, selon lesquelles le dirigeant ukrainien ignorerait le commandant en chef et préférerait parler à d'autres commandants à la place. Assiste-t-on à une rupture publique entre le gouvernement ukrainien et l'armée? Et quel objectif Valeri Klitschko poursuit-il avec ses critiques?
Interrogé, le politologue ukrainien Volodymyr Fesenko tempère:
Le directeur de l'institut politique Penta estime que les querelles sont «le résultat de la fatigue émotionnelle causée par la guerre, et de la déception liée aux attentes élevées et non satisfaites d'une victoire rapide et totale». Selon lui, cela conduit à ces accusations réciproques: il faut un coupable. Egalement contacté, le bureau présidentiel ukrainien n'a pas souhaité s'exprimer sur ce conflit naissant.
L'agenda politique de l'Ukraine met la puce à l'oreille: les deux opposants pourraient bien se présenter comme successeurs de Volodymyr Zelensky à la présidence. Les observateurs leur prêtent cette intention depuis un certain temps déjà. Vitali Klitschko était candidat lors des élections de 2014, mais a ensuite retiré sa candidature. Valeri Zaloujny, quant à lui, est considéré comme un héros. Sa cote de popularité est similaire à celle de Zelensky. Le militaire aspire-t-il à la plus haute fonction politique?
Andreas Umland, spécialiste de l'Europe de l'Est, répond par la négative: «Je ne vois pas chez Valeri Zaloujny d'ambition présidentielle». Volodymyr Fesenko affirme lui aussi que «Zaloujny n'a jamais dit nulle part qu'il serait candidat à la présidence».
D'après Andreas Umland, il existe un accord en Ukraine: «On sépare la guerre et la politique intérieure». Jusqu'à présent, cela fonctionne bien, selon lui.
De toute façon, les élections présidentielles, qui devaient avoir lieu en mars 2024, sont pour l'instant suspendues. Actuellement, l'Ukraine applique la loi martiale, qui interdit les élections, selon Volodymyr Fesenko. Cette loi est plus ancienne que les carrières politiques de Zelensky et Klitschko. Il est peu probable que des élections soient organisées prochainement, d'après le politologue ukrainien.
Une grande partie des Ukrainiens semble être d'accord avec cela: Volodymyr Fesenko renvoie à des sondages selon lesquels environ 70% des Ukrainiens rejettent toute élection pendant la guerre. C'est aussi pour cette raison que Volodymyr Zelensky a décidé de ne pas suspendre la loi martiale pour les élections.
Volodymyr Fesenko cite en outre les risques sécuritaires qui existeraient lors des élections. Enfin, le pays en guerre compte des millions de personnes déplacées, dont cinq millions qui ont quitté le pays. Par ailleurs, le politologue met en garde contre une autre conséquence possible des élections: l'intensification de la lutte politique intérieure.
L'Ukraine ne peut pas se le permettre dans cette «guerre sanglante contre un ennemi extérieur», affirme-t-il.
Les prétendues ambitions présidentielles de Valeri Zaloujny sont moins plausibles que les supposées aspirations de Vitali Klitschko. La querelle entre ce dernier et le président actuel ne date pas d'hier: en effet, leur relation est marquée de tensions depuis le printemps 2019, comme l'explique Volodymyr Fesenk.
L'actuel maire de Kiev était considéré comme le favori pour la présidence en 2014. Mais il a ensuite raté ses apparitions publiques et s'est permis des gaffes verbales «qui le poursuivent encore aujourd'hui sous forme de memes sur Internet», écrit le correspondant indépendant Denis Trubetskoy dans le journal allemand Die Zeit.
Vitali Klitschko a retiré sa candidature et a rejoint l'équipe du futur vainqueur de 2014 Petro Porochenko, dont il fait toujours partie aujourd'hui. L'ex-président national-libéral est considéré comme l'un des plus grands adversaires de Volodymyr Zelensky, et a perdu les élections de 2019 contre ce dernier.
Le week-end dernier, Petro Porochenko a été au centre d'une volte-face politique lorsque les gardes-frontières ukrainiens lui ont interdit de quitter le pays. Selon les informations du service de renseignement SBU, l'ex-président avait prévu de rencontrer le chef du gouvernement hongrois Viktor Orbán – ce qui aurait porté préjudice aux intérêts ukrainiens.
Viktor Orbán est l'un des rares politiciens européens à entretenir de bonnes relations avec la Russie. Petro Porochenko, quant à lui, fait l'objet d'une procédure judiciaire en Ukraine pour haute trahison: en tant que président, il aurait fait des affaires avec des séparatistes prorusses.
Dans l'ensemble, Andreas Umland, expert en Europe de l'Est, estime que les reproches adressés à Volodymyr Zelensky sont «dépassés». Le fait que Vitali Klitschko mette en garde contre un «autoritarisme» renvoie à la loi martiale en Ukraine. La prise de décision serait actuellement centralisée, c'est-à-dire qu'elle incombe en premier lieu au président. Les politiciens locaux perdent ainsi du pouvoir.
Mais c'est une «évolution finalement normale» en temps de guerre, estime Andreas Umland. Selon lui, il est plus important que le pluralisme médiatique et politique continue d'exister en Ukraine. Beaucoup de bruit pour rien, donc?
Le politologue allemand ne voit pas de «division profonde» en Ukraine ni de rupture entre la direction politique et les figures importantes de l'armée. Dans le conflit actuel, il s'agit plutôt de stratégies différentes. En outre, «les conflits font partie de la culture politique en Ukraine: on aime se disputer publiquement».
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder