C'est l'emblème des fantasmes russes de grande puissance. Vladimir Poutine se voit dans une grande lutte géopolitique avec l'Occident, en tant que combattant pour un monde multipolaire et une paix globale. C'est ce qui ressort de la nouvelle doctrine de politique étrangère du Kremlin, publiée vendredi et condensée dans un document de 42 pages.
Le président russe a laissé de côté sa guerre d'agression, du moins c'est ce qu'il semble. Car l'Ukraine n'est qu'une note marginale dans le nouveau plan. Au lieu de cela, Poutine dessine les grandes lignes de la politique étrangère dans la perspective russe. Ce sont les récits bien connus de l'époque de la guerre froide, mais avec la Russie comme grande puissance.
Pourtant, compte tenu des échecs militaires en Ukraine, ce texte ressemble plutôt à une tentative de dissimuler sa propre faiblesse politique, avec les accusations bien connues de la Russie envers l'Occident. L'ennemi principal d'un empire russe est donc avant tout les Etats-Unis.
L'initiative actuelle du Kremlin est en premier lieu une réaction au fait que de nombreux Etats occidentaux adaptent leurs concepts de sécurité étatique ou, comme l'Allemagne, en élaborent un pour la première fois. La Russie y est considérée comme une «menace» en raison de l'attaque contre l'Ukraine. Le Kremlin rend désormais la pareille en qualifiant les Etats-Unis et «l'hégémonie occidentale» de menace «existentielle» pour la Russie et la paix.
Dans ce contexte, les Etats-Unis sont «les principaux instigateurs, organisateurs et exécutants de la politique anti-russe agressive de l'Occident collectif», peut-on lire dans le document.
La Russie orientera sa politique en conséquence. Moscou souhaite repousser l'hégémonie occidentale au niveau mondial et empêcher les troupes des «Etats inamicaux» de se rapprocher des frontières russes. Le Kremlin veut protéger sa propre sphère d'influence, c'est-à-dire l'espace ex-soviétique. Moscou devrait devenir un «centre» d'un nouveau monde multipolaire.
Le document ne mentionne pas comment Poutine compte atteindre ces objectifs. Les Etats-Unis soutiennent certes l'Ukraine avec des armes et du matériel militaire, mais Washington se voit dans une future lutte avec la Chine, tandis que Poutine se démilitarise lui-même dans une longue guerre d'usure et s'affaiblit de plus en plus. Il est clair que la Russie, en tant que puissance nucléaire et plus grand pays du monde, jouera toujours un rôle central sur la scène internationale. Mais Poutine n'est pas sur un pied d'égalité avec le président américain en matière de politique de sécurité. C'est sa première erreur de jugement.
«La Fédération de Russie a l'intention de donner la priorité à l'élimination (...) de la domination des Etats-Unis et d'autres pays hostiles dans la politique mondiale», poursuit le document du Kremlin. Le terme «pays hostiles» fait référence à 20 Etats occidentaux, dont les Etats-Unis, l'Allemagne, le Royaume-Uni et la Pologne, qui ont adopté des sanctions contre la Russie ou qui soutiennent militairement l'Ukraine. La Suisse fait également partie de la liste.
Mais justement, Poutine ne mentionne pas cette guerre. Au contraire, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a déclaré vendredi que la force motrice derrière les «réserves anti-russes» dans le monde était les Etats-Unis. Washington et ses alliés mènent une «guerre hybride» contre Moscou.
C'est le récit russe bien connu: l'armée russe se bat en Ukraine contre l'Occident collectif. C'est surtout une tentative d'expliquer ses échecs militaires persistants. Car se mettre en scène comme une grande puissance militaire tout en essayant en vain depuis l'automne de prendre la ville de Bakhmout est difficile à justifier. C'est pourquoi le concept doit aussi envoyer un signal de force, à la population russe et aux alliés internationaux comme la Chine.
Poutine mise tout sur la carte de la Chine, la République populaire est mentionnée avec l'Inde comme «partenaire stratégique» dans un chapitre à part. Mais cela aussi est un vœu pieux du Kremlin. Xi Jinping soutient certes Poutine, mais il agit avant tout pour ses propres intérêts en matière de politique de sécurité et profite de la faiblesse russe.
L'Inde, en revanche, ne montre aucun intérêt à se ranger clairement du côté de Moscou. New Delhi ne souhaite pas du tout prendre parti et profiter économiquement de l'isolement international de la Russie. Ils considèrent la Fédération de Russie comme un dépannage peu cher.
De nombreux points abordés dans le document doivent être considérés comme le résultat du rapprochement stratégique entre Poutine et le président chinois Xi Jinping. La lutte pour le pouvoir avec les Etats-Unis est au centre des préoccupations, mais le document précise:
Sur ce point aussi, Poutine a tort. Le chef du Kremlin s'est isolé de l'Occident suite à l'invasion de l'Ukraine. Mais il est dans l'intérêt de la Russie et de la Chine de diviser avant tout les pays de l'UE et la société occidentale. C'est pourquoi la Russie fait semblant d'être intéressée par de bonnes relations avec l'Europe et par la paix dans l'espace eurasien. La nouvelle doctrine dit la chose suivante: pour résoudre les conflits internationaux, «l'utilisation de moyens pacifiques, avant tout la diplomatie», est la base.
Il s'agit d'une mascarade. Après tout, Poutine n'envoie pas de diplomates en Ukraine, mais des chars et des missiles. Depuis deux décennies, les pays baltes, la Géorgie ou la Moldavie voient la Russie les déstabiliser en soutenant des groupes pro-Kremlin.
Poutine tente toutefois de modifier le sens de l'histoire. Du point de vue russe, l'Otan est responsable de la crise actuelle en matière de politique de sécurité: l'Occident n'accepterait pas les intérêts légitimes de la Russie et agirait, selon le document, en vertu d'une idéologie de «russophobie totale». Selon ce récit, le Kremlin défend en revanche les personnes d'origine russe et les intérêts russes à l'étranger.
Il s'agit avant tout d'une inversion coupable-victime. Car l'alliance militaire ne s'est pas étendue pour menacer la Russie. De nombreux anciens pays du bloc de l'Est se sont réfugiés dans l'Otan par peur de la Russie. Ils ne voulaient pas être à nouveau victimes du colonialisme russe. L'invasion de l'Ukraine prouve que leurs inquiétudes sont justifiées. Le document stipule que Moscou veut soutenir les groupes d'origine russe et les «intégrer» politiquement dans la Fédération de Russie. C'est une menace claire à l'égard de la Moldavie et de la Géorgie.
Que signifie la nouvelle doctrine de politique étrangère pour l'Occident et le monde? Tout d'abord, elle ne sert que de document de position et reproduit les récits russes connus. Et sur le plan militaire, elle n'apporte rien de nouveau. La Russie veut certes défendre sa sphère d'influence, mais elle ne cite aucune mesure concrète. Poutine renonce à de nouvelles menaces nucléaires et se met en scène dans le document comme une puissance qui veut éviter la guerre nucléaire, ce qui est également une concession à Pékin.
En fin de compte, l'espoir de voir davantage d'Etats se rallier à la vision russe de la situation politique mondiale est à l'origine de cette prise de position. Par endroits, Poutine fait de la lèche à la Chine et à l'Inde et rappelle à plusieurs reprises les héritiers du colonialisme occidental afin de rallier à sa cause des Etats d'Afrique ou d'Amérique du Sud. Ces tentatives ne sont pas non plus nouvelles. Mais elles n'ont pas été concluantes jusqu'à présent.