Pendant la guerre froide, la «kremlinologie» était une sorte de (para)science. Les observateurs occidentaux regardaient profondément dans leur boule de cristal pour découvrir ce qui se passait derrière les murs épais du centre du pouvoir à Moscou. L'objectif? Savoir qui avait son mot à dire dans la hiérarchie difficile à cerner du Parti communiste de l'Union soviétique.
Les défilés sur la place Rouge étaient un indice. Où se tenaient exactement les barons du parti à la tribune du mausolée de Lénine? Dans la Russie de Vladimir Poutine, la kremlinologie connaît un renouveau, surtout depuis le début de l'invasion de l'Ukraine. Mais en comparaison avec l'Etat mafieux de Poutine, le Politburo soviétique était un modèle de transparence.
C'est encore plus vrai depuis le mystérieux «soulèvement» d'Evguéni Prigojine et de son groupe Wagner. Plus de deux semaines se sont écoulées depuis que le chef des mercenaires est entré dans la ville de Rostov-sur-le-Don et a laissé ses combattants poursuivre leur route en direction de Moscou. En cours de route, ils auraient abattu plusieurs hélicoptères.
La «tentative de putsch» a été stoppée à environ 200 kilomètres de la capitale (un saut de puce dans cet immense pays). Prigojine a fait faire demi-tour à ses troupes, soi-disant par l'intermédiaire du dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko. Les médias occidentaux ont publié des «analyses» qui sont devenues caduques aussi vite qu'elles ont été publiées.
Ce qui s'est passé à l'époque et ce qui s'est passé depuis dépasse même les experts russes les plus expérimentés. En fait, l'heure des kremlinologues a de nouveau sonné.
Un putschiste rencontre le président: même le grand romancier Fiodor Dostoïevski n'aurait pas imaginé un tel scénario, a estimé en substance la BBC. Le journal français Libération avait fait état de cette rencontre en se référant à des milieux du renseignement. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, l'a confirmée lundi en précisant qu'elle avait duré environ trois heures.
Depuis, les médias d'Etat russes ont tout fait pour discréditer Evguéni Prigojine. Les révélations sur son style de vie ostentatoire en faisaient partie, et dimanche encore, la télévision nationale faisait référence à son passé criminel. Désormais, même les ultranationalistes russes ont du mal à trouver un sens à la rencontre avec Poutine.
Pour les observateurs occidentaux, c'est encore plus vrai. Le correspondant de la NZZ à Moscou décrit ainsi comme «bizarre et irritant» le contraste entre la diabolisation de Prigojine et l'impunité assurée après le soulèvement, avec une invitation au Kremlin. Apparemment, Poutine ne veut pas renoncer à Prigojine «et à sa troupe disciplinée».
Voici donc une version personnelle de kremlinologie: Vladimir Poutine est tellement affaibli par la guerre en Ukraine, officiellement toujours appelée «opération militaire spéciale», que l'impitoyable troupe Wagner lui est effectivement devenue indispensable. Mais il ne peut pas non plus se passer de ses fidèles acolytes, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d'état-major Valeri Guerassimov.
Ils sont les «ennemis mortels» d'Evguéni Prigojine. Selon une version des faits, il aurait marché sur Rostov pour les arrêter. Cette ville du sud de la Russie est la principale plaque tournante logistique de l'armée pour la guerre en Ukraine. Mais il n'a «attrapé» que l'adjoint de Choïgou et un général de haut rang, qu'il a montrés dans une vidéo.
Alors que Sergueï Choïgou a rapidement refait surface, les spéculations allaient bon train sur une possible destitution de Valeri Guérassimov, le commandant de la guerre en Ukraine. Lundi, le Kremlin a toutefois publié la vidéo d'une réunion de Guérassimov avec d'autres officiers supérieurs. Comme à l'époque soviétique, il est révélateur de savoir qui y apparaissait - ou pas.
Il s'agit de Sergueï Sourovikine, le prédécesseur de Guerassimov au poste de commandant de l'Ukraine et ami d'Evguéni Prigojine.
Dans la vidéo de lundi, l'adjoint de Sourovikine a joué le rôle qui lui revenait. Le général, connu pour sa brutalité, sert-il de «pion»? Et que va-t-il se passer avec Prigojine?
De nombreuses questions restent en suspens. Mais le régime de Poutine ne semble pas aussi stable que ses «compreneurs» aiment à le dire. La situation économique va dans ce sens. Ainsi, ces derniers mois, des médias favorables à la Russie comme la Weltwoche ont notamment diffusé le récit selon lequel les sanctions étaient inefficaces et ne faisaient que nuire à l'Occident.
Jeffrey Sonnenfeld et Steven Tian, de l'université d'élite américaine de Yale, viennent de la démonter dans le magazine Time. Ils relèguent au rang de fable l'affirmation selon laquelle Vladimir Poutine pourrait continuer à remplir son trésor de guerre grâce aux prix élevés des matières premières. En effet, les prix du pétrole, du gaz et même du blé sont aujourd'hui plus bas qu'avant l'invasion.
Le plafonnement des prix du pétrole imposé par les pays du G7 est particulièrement efficace. La Russie ne gagne donc presque plus d'argent avec ses exportations. En compensation, Vladimir Poutine «cannibalise» l'économie productive. Il a imposé des «taxes sur les bénéfices excédentaires» draconiennes sur à peu près tout ce qui bouge, écrivent Sonnenfeld et Tian.
La prétendue résilience de l'économie russe n'est «rien de plus qu'une façade Potemkine», concluent les chercheurs américains. La situation rappelle de plus en plus l'époque précédant la révolution d'octobre 1917, lorsque la Russie était exsangue à cause de la Première Guerre mondiale.
Poutine n'a sans doute pas (encore) à craindre un sort similaire. Mais même l'oligarque des matières premières Oleg Deripaska, sanctionné par l'Occident, s'est plaint que «l'économie de guerre» du maître du Kremlin faisait plus de mal au pays que les mesures punitives. Ce qui pourrait étayer une thèse séduisante qui avait déjà fait son apparition le jour de la révolte de Wagner.
Evguéni Prigojine n'a pas (seulement) agi de son propre chef. Derrière lui se trouvait une partie de l'élite russe qui en avait assez de la guerre, de la mauvaise gestion et des sanctions. Par exemple des oligarques qui veulent à nouveau naviguer en Méditerranée sur leurs yachts et siroter du champagne. Du vrai champagne et pas du champagne de Crimée.
Cela ne semble pas particulièrement plausible. Mais qui sait ce qui se passe dans l'Etat mafieux opaque et de plus en plus pourri de Vladimir Poutine? La kremlinologie continuera d'avoir le vent en poupe. Et l'issue de la guerre froide est bien connue.