A quelques jours du premier tour de l'élection présidentielle brésilienne, qui se tiendra le dimanche 2 octobre (un second tour aura lieu si nécessaire le 30 octobre), deux candidats historiques, sur onze au total, se détachent nettement dans les sondages: le président sortant conservateur Jair Bolsonaro, et l'ex-président de gauche Lula (2003-2011).
Ce dernier est en tête, malgré un climat politique complexe et risqué. L'enthousiasme domine chez la plupart des commentateurs occidentaux, qui espèrent la fin - dès ce dimanche si le candidat de gauche l'emporte au premier tour - de la morne époque du bolsonarisme.
Néanmoins, il convient de se montrer prudent, alors que les dernières tendances semblent indiquer un rapprochement des intentions de vote en faveur des deux principaux candidats. Bolsonaro, ancien capitaine d'artillerie nostalgique de la dictature militaire, entend bien mener une offensive non conventionnelle et sans règles jusqu'à la fin de la campagne... Sans parler d'un risque de vote caché, comme durant le dernier scrutin national de 2018.
Ainsi, cette élection demeure bien plus ouverte qu'on le croit généralement - d'autant que la cristallisation ultime du vote se fait souvent, au Brésil comme ailleurs, dans les tout derniers jours de campagne. Pour remonter son retard, le sortant, qui affirme déjà que «les sondages mentent», va employer tous les ressorts de sa rhétorique populiste ancrée dans la «post-vérité» - un domaine dans lequel le clan bolsonariste est devenu maître.
Qu'est-ce que le bolsonarisme, du point de vue du discours?
Dans leur excellent ouvrage Peuplecratie, la métamorphose de nos démocraties (2019), analysant notamment l'Italie de Matteo Salvini, les chercheurs Ilvo Diamanti et Marc Lazar ont avancé la notion de «peuplecratie». Selon nous, le Brésil sous Bolsonaro est une peuplecratie à son stade ultime.
Qu'entendons-nous par là ? Laissons la parole aux créateurs de la notion :
La peuplecratie se structure donc via le discours populiste, propagé notamment sur les réseaux sociaux.
Bolsonaro, au style direct et familier, essaye par une vraie proximité politique créée avec son cœur de cible électoral, de construire les frontières de la réalité, de produire une «fake news» aux apparences complètes d'authenticité. Cette rhétorique de «l'expérience du réel» est un élément central du populisme à la sauce Bolsonariste.
A notre sens, la «rhétorique de l'expérience du réel» est un élément fondamental relativement oublié dans l'étude du populisme. Les valorisations successives de «l'expérience du réel» sont donc légion au sein du discours bolsonariste sur un sujet qui lui a valu bien des accusations: l'Amazonie.
Revenons sur certains extraits significatifs de ce discours :
En septembre 2019 devant l'Assemblée générale de l'Organisation des nations unies (ONU), quelques semaines après le buzz médiatique international du G7 de Biarritz sur l'Amazonie, déclenché notamment par Emmanuel Macron, une première réponse: «N'hésitez pas à venir au Brésil, c'est un pays très différent de ce que vous voyez à la télé et dans les journaux». Une négation de la possibilité de médiation du réel sur l'Amazonie via les médias.
En février 2020, il s'en prend aux ONG écologistes avec une ironie malsaine :
La provocation directe accompagne donc ce type de rhétorique dessinant une césure entre un «eux» et «nous», base du populisme.
En août 2020, Bolsonaro invite son auditoire à effectuer un vol au-dessus de l'Amazonie entre les villes lointaines de Boa Vista et Manaus pour se rendre compte qu'aucune flamme n'était visible:
Le président brésilien emploie la logique populiste classique, exploitée universellement, voulant que seul un policier a la légitimité pour s'exprimer sur la sécurité des rues, seul un ouvrier peut parler des aspirations des classes populaires, seul un juge ou magistrat doit avoir quelque chose à dire sur l'état de la justice, seul un berger des Pyrénées peut donner son avis sur la question de la réintroduction de l'ours, et ainsi de suite.
Bolsonaro affirme donc que seuls les Brésiliens vivant en Amazonie (plus de 22 millions de personnes, les indigènes traditionnels étant ultra-minoritaires) ont la légitimité nécessaire pour s'exprimer sur les enjeux concrets liés à cette région - pratique, sachant que l'Etat d'Acre, dans l'ouest de l'Amazonie, était un foyer bolsonariste, où il a réalisé ses meilleurs scores aux dernières élections.
Cette réduction de la source d'information à son identité, unique élément permettant de juger de la véracité de ses propos, épouse la conception populiste du «peuple» et de son supposé «bon sens».
Tous les populismes ont en partage la «rhétorique de l'exclusion» (exclusionary narratives), aspect consubstantiel de l'idée du «peuple» qu'ils prétendent incarner et dont résulte la création obligatoire, dans leurs discours, de camps totalement antagonistes: «nous» contre «les autres».
Sur la problématique de l'Amazonie, Bolsonaro use et abuse de cette dénonciation des «autres», représentés ici par de supposés intérêts de l'étranger hostiles au Brésil. Ce récit permet la consolidation d'une identité collective forte par opposition à l'adversaire.
Bolsonaro emploie cette «rhétorique de l'exclusion» sur de très nombreux sujets. Nous concentrons donc notre analyse sur le seul objet de l'Amazonie. On observe l'actualisation de la dénonciation du «néo-colonialisme», les pays occidentaux étant accusés de vouloir piller les ressources du pays.
La victimisation est alors un processus central par le biais duquel un individu ou un groupe sont culturellement construits comme victime. Cette dénonciation indirecte ou directe du «complot international contre les intérêts du Brésil, cette opposition permanente entre le global et le local sont au cœur des théories du complot que Bolsonaro fait circuler dans l'espace public.
Jair #Bolsonaro, président du Brésil, accuse Leonardo #DiCaprio de "collaborer aux incendies en Amazonie". Selon Bolsonaro, l'acteur aurait donné de l'argent aux brigades anti-feu. Ces mêmes brigades sont accusées d'avoir mis le feu volontairement pour récupérer des dons. pic.twitter.com/b3eUA6DoCs
— CCactu (@cclactu) November 30, 2019
Revenons sur certains extraits significatifs de ce discours :
Le 1er août 2019, Bolsonaro s'en prend au ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, qui a rencontré des représentants d'ONG pendant un déplacement officiel au Brésil:
En septembre 2020, à l'ONU, il assène :
En janvier 2021, un haut gradé brésilien, Durval Nery, proche du président, abonde dans son sens :
Les éléments de discours victimaire, très présents chez Bolsonaro, se retrouvent également au sein d'un véritable «arc populiste mondial». Steve Bannon, l'ancien stratège en chef de Donald Trump, est venu plusieurs fois conseiller Bolsonaro.
Le premier ministre hongrois Viktor Orbán et les médias proches du pouvoir utilisent l'image de Soros comme une véritable caricature maléfique, cause d'une bonne partie des problèmes du pays et du monde. En 2014, le gouvernement hongrois a mis en œuvre avant les élections législatives une large campagne, placée sous le signe du slogan «Stop Soros», affirmant que toutes les organisations critiques à l'égard d'Orban étaient corrompues par Soros.
Par la suite, Nigel Farage, l'un des principaux promoteurs du Brexit au Royaume-Uni, a décrit Soros comme «la plus grande menace actuelle pour le monde occidental». En France, la figure de Soros est également agitée aussi par les populistes, le magazine Valeurs actuelles voyant en lui «le milliardaire qui complote contre la France» et «le militant de la submersion migratoire et de l'islamisme».
Oublions les cheveux de Trump et son incapacité totale d'empathie.
— thomas snegaroff (@thomassnegaroff) October 28, 2018
Hier soir, juste après l'attentat, il n'a cessé de reprendre sa croisade contre le "globalisme", sans même peut être se rendre compte que c'est l'un des carburants les plus puissants de l'antisémitisme.
George Soros est ainsi une figure vide dans laquelle les populistes glissent toutes leurs chimères et leurs haines. Il représente un épouvantail international à caricaturer dans le sens souhaité par l'émetteur, réactivant au passage tout un imaginaire antisémite.
Deuxièmement, Bolsonaro s'inspire de la pratique de «stigmatisation globale» mise en place depuis 2011 par Vladimir Poutine, qui délégitime ses adversaires intérieurs (médias, ONG, ...) en les présentant comme des «agents de l'étranger» dès lors qu'ils reçoivent des financements, même limités, en provenance d'un pays autre que la Russie. De la même façon, le président brésilien martèle que ceux qui le critiquent nationalement le font parce qu'ils sont influencés pour cela par des puissances étrangères, déterminées à affaiblir «la patrie».
Troisièmement, Bolsonaro, parfois surnommé «le Trump des tropiques», emprunte aussi une rhétorique victimaire à son modèle dans sa stigmatisation de la gauche (Lula, autres leaders sud-américains). Pour Bolsonaro comme pour Trump, la gauche, dans toute sa diversité, est identifiée au communisme. A cet égard, le chercheur brésilien Felipe Loureiro explique :
On observe donc un Bolsonaro qui joue la victime au niveau national a l'image d'un Trump et dénonce le complot international à l'image d'un Poutine ou d'un Orbán, tout en produisant sa propre rhétorique de «l'expérience du réel».
Ce bolsonarisme peut survivre à une éventuelle défaite électorale de l'actuel président... et tout à fait s'exporter vers l'Europe pour y stimuler notamment un sentiment anti-écologique déjà présent dans certaines sphères populistes du Vieux Continent.
Demain, les nuages des fumées délirantes du bolsonarisme pourraient obscurcir les cieux lointains, de la même façon que les feux d'Amazonie ont un impact qui ne se limite pas au Brésil. La compréhension, l'analyse et la vigilance face aux discours populistes nationaux et internationaux sont donc aussi un impératif démocratique.
Cet article a été publié initialement sur The conversation.
Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original