L'offre semble presque trop belle pour être vraie. Celui qui veut entrer légalement dans l'UE en tant que réfugié n'a qu'à prendre un avion pour la Russie ou la Biélorussie pour poursuivre ensuite son voyage vers l'ouest.
C'est à peu de choses près ce que vendent de soi-disant agences de voyages qui font de la publicité à la télévision syrienne ou afghane et sur les réseaux sociaux. La promesse d'une nouvelle vie en Occident, pour ceux qui peuvent se la payer. Et la publicité semble fonctionner: depuis quelque temps, le flux migratoire s'accélère en Europe. Alexandre Loukachenko et Vladimir Poutine sont impliqués dans la manoeuvre.
Les gardes-frontières allemands enregistrent à nouveau un nombre croissant de personnes qui entrent illégalement en Allemagne via la Biélorussie puis la Pologne. Ils peuvent ensuite poursuivre leur route vers le reste de l'Europe et la Suisse. Il existe certes de nombreuses autres voies, comme la route des Balkans, qui est elle-même très ramifiée. Mais les visas ou les tampons apposés sur les passeports des fugitifs qui parviennent à entrer en Allemagne montrent que la Biélorussie est à nouveau privilégiée comme pays de transit.
Ainsi, rien qu'entre janvier et juillet 2023, 15 000 personnes sont arrivées en Allemagne via la Pologne, comme le rapporte la radio allemande en se référant aux chiffres de la police fédérale. C'est deux fois et demie plus qu'au cours de la même période en 2022. Deux tiers de ces réfugiés sont entrés par la Biélorussie. Ils viennent généralement de Syrie, de Turquie et d'Afghanistan et s'envoleraient directement pour Minsk ou Moscou, d'où ils poursuivent leur voyage.
Les recherches du Spiegel ont montré dès 2021 que l'agence de voyages Centr Kurort collaborait avec le ministère des Affaires étrangères biélorusse, procurait des visas de touristes aux Irakiens et qu'une compagnie aérienne de Bagdad avait ensuite ouvert des vols vers Minsk. Le site de recherche reform.by a identifié des vols correspondants. Résultat: la Pologne est devenue une sorte de plaque tournante pour les demandeurs d'asile.
Boris Ginzburg, spécialiste de l'Europe de l'Est, y voit une manigance des régimes de Moscou et de Minsk. Un peu comme en 2021, lorsque la Biélorussie a attiré des personnes dans le pays en leur offrant des facilités d'entrée considérables, puis les a fait transporter à la frontière polonaise dans le seul but de contraindre la Pologne à répondre à des revendications politiques.
Après les élections truquées en Biélorussie en 2020 et les manifestations de masse dans le pays, les relations politiques avec l'Ouest s'étaient sensiblement refroidies.
A première vue, l'itinéraire qui passe par l'est de l'Europe semble plus sûr pour de nombreuses personnes que la traversée de la Méditerranée en bateau, explique l'expert. Mais les passeurs ne disent pas aux gens que l'entrée n'est pas légale et qu'il n'est pas facile de passer de la Biélorussie à l'UE.
Il explique que ces derniers ont des bureaux représentatifs en Syrie, en Irak et en Afghanistan, avec des interlocuteurs attitrés. La fuite est organisée comme un «paquet complet». Contre le paiement de plusieurs milliers de dollars - parfois jusqu'à 20 000 -, les personnes s'envolent avec un visa pour la Russie ou la Biélorussie et sont d'abord hébergées dans des hôtels.
L'expert biélorusse de la Konrad-Adenauer-Stiftung, Jakob Wöllenstein, est également convaincu que Loukachenko ne fait pas que tolérer cette situation, mais qu'il l'impose. Le dictateur oscille d'un côté à l'autre, provoquant d'abord, apaisant ensuite. Durant l'été, le nombre de demandeurs d'asile a grimpé en flèche, selon Jakob Wöllenstein.
Boris Wöllenstein est d'avis que les services publics biélorusses aident activement les fugitifs aux frontières à identifier les failles. «Bien sûr, les services secrets sont impliqués, ils aident à entrer dans cette zone frontalière où l'on n'a normalement pas du tout le droit de se trouver. Les gens campent alors dans ces «no-go areas». Et la situation devient tendue. Les gardes-frontières polonais sont attaqués, on leur lance des pierres: et c'est l'escalade de la violence.
En 2021 notamment, la Biélorussie a fait passer de force la frontière à de nombreuses personnes en Pologne et en Lituanie. Là-bas, les migrants se sont retrouvés livrés à eux-mêmes, sans eau, sans nourriture et sans soins médicaux.
Il s'agit de crimes contre l'humanité, a écrit la militante biélorusse des droits de l'homme Svetlana Tikhanovskaya dans un courrier des lecteurs paru en septembre. Elle décrit des actes de torture commis par des gardes-frontières biélorusses. Ceux qui tentent de retourner en Biélorussie sont arrêtés par la force - un dilemme brutal pour les fugitifs.
Svetlana Tikhanovskaya parle d'une «crise migratoire artificielle». Boris Ginzburg d'une utilisation par Loukachenko de la migration comme «arme hybride».
L'objectif global, selon l'expert, est de semer la discorde à l'Ouest, de déstabiliser l'UE. Les personnes désespérées et en colère à la frontière posent à la Pologne et à l'UE la question suivante: comment gérer les demandeurs d'asile qui entrent illégalement? «Le régime de Minsk utilise la misère des gens à des fins politiques», résume Jakob Wöllenstein.
A cela s'ajoute le fait que la Pologne est actuellement en campagne électorale. Le 15 octobre, les Polonais éliront un nouveau parlement. Si la Biélorussie attire de plus en plus de monde dans le pays, cela ne fera qu'exacerber les querelles déjà émotionnelles sur ce sujet sensible. Le fossé se creuse donc dans le paysage politique.
Quel est l'intérêt de la Russie dans tout cela? L'administration de Poutine délivre des visas d'entrée simplifiés pour les personnes originaires de Syrie ou d'Afghanistan. Elle mise également sur le débat sur les réfugiés pour susciter le mécontentement et le rejet des personnes ayant fui leur pays au sein de la population occidentale.
L'expert Jakob Wöllenstein explique:
Il espère ainsi faire diminuer la volonté de fournir des armes à l'Ukraine et donc influencer le cours de la guerre en faveur de la Russie.
De plus, selon Boris Ginzburg, le fait d'attiser une crise migratoire pourrait être compris comme une vengeance contre les sanctions de l'UE et des Etats-Unis qui, malgré toutes les stratégies pour les contourner, donnent des «maux de tête» aux autocrates russes.
Le spécialiste explique la récente augmentation des chiffres par un effet boule de neige. Les personnes qui ont réussi à gagner l'Europe le partagent sur les réseaux sociaux, ce qui incite les gens dans leur pays d'origine à fuir à leur tour.
Il est frappant de constater que les passeurs sont extrêmement mobiles. Au cours de l'été, il y a eu une forte augmentation du nombre de fugitifs à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, notamment en août, observe Jakob Wöllenstein. En septembre, Varsovie a annoncé renforcer sa frontière avec 10 000 soldats
Et ce, vers la Lettonie, où les frontières sont moins fortifiées. En très peu de temps, les arrivées de réfugiées ont été multipliées par trois. La migration forcée provoque des tensions dans toute la région. La Lituanie a renforcé ses frontières sur plusieurs centaines de kilomètres. La Lettonie a demandé à sa voisine lituanienne de lui fournir des gardes-frontières.
Les pays ne s'inquiètent pas seulement des demandeurs d'asile, mais aussi des mercenaires de Wagner stationnés en Biélorussie. On craint que ces derniers ne se mêlent aux migrants et en profitent pour pénétrer sur le territoire de l'Otan.