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Nationalisme, islamisme, wokisme: les faux amis de l'Europe

Voici les faux amis de l'Europe.
Image: shutterstock/watson
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Nationalisme, islamisme, wokisme: les faux amis de l'Europe

L'Europe se voit faible, en danger, dominée. Elle est tentée par des aventures identitaires censées lui rendre sa grandeur perdue. Et si elle misait sur ce qu'elle est, profondément, avec force?
26.12.2023, 18:5601.01.2024, 15:56
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A-t-on déjà entendu parler de l’Europe autrement qu’au passé? Autrement que comme quelque chose qui a été grand et qui ne l’est plus. Qui a compté mais qui ne compte plus. Qui a beaucoup fauté, nazisme, colonisation, pollution, et qui doit payer pour le rachat de son âme. L’Europe ne serait plus que débitrice. Soumise, dirait Michel Houellebecq. Mais l’autoflagellation ne dure qu’un temps. Arrive le moment où l’on cesse de se donner le fouet pour le donner à d’autres. La nostalgie, cet état d’impuissance, contient en elle un puissant réactif: le réveil tonitruant.

Honorablement ou honteusement

Aujourd'hui, l'Europe se voit toute petite face à la Chine, faible face à la Russie, dépendante des Etats-Unis pour sa sécurité. Elle se dit que les vertus qui lui restent et qui ont fait sa réputation malgré ses écarts, la tolérance et la tempérance, la rendent vulnérable. Elle n’a pas tort. Sauf que ce ne sont pas ses vertus qui sont en cause. C’est sa manière de se laisser faire la morale par ceux qui pensent que l'orgueilleuse Europe doit se repentir de tout, y compris de ses dernières qualités.

Il y a deux façons de réagir devant une réalité qui requiert un sursaut: honorablement ou honteusement. La façon honorable est celle qui s’attaque aux problèmes sans désigner de boucs émissaires. La façon honteuse est celle qui s’attaque aux problèmes en désignant des bouc-émissaires. Quels sont ces problèmes?

Le nationalisme

Un défi sécuritaire de taille se pose à l’Europe politique. Animée d’un nationalisme agressif, la Russie se réarme à vitesse grand V. Lorsqu’un pays consacre 6% de son PIB, comme c’est désormais son cas, les Etats-Unis y dédiant 3,5% du leur, c’est qu’il a des intentions derrière la tête. Affirmer sa puissance? C’est une évidence. S’en servir pour attaquer des territoires autrefois possessions de l’empire tsariste ou de l’ex-URSS? C’est possible, c’est même certain dans le cas de l’Ukraine.

Il faut donc se préparer à répondre à la menace russe. D’autant qu’elle plane sur des pays frontaliers de la Russie, membres de l’Otan ou qui le seront bientôt. Attaqués par Moscou, l'ensemble des pays de l’Alliance atlantique serait tenu de leur venir en aide. En principe, la force nucléaire est censée dissuader l'ennemi d'attaquer. C’est ainsi que cela a fonctionné entre l’Est et l’Ouest durant la guerre froide. Mais Vladimir Poutine est d'avis – il n’est pas le seul – que l’Europe est arrivée à un tel point d'avachissement qu’elle pourrait laisser faire plutôt que combattre.

Accroître l’effort de défense

A l’Europe communautaire de lui prouver le contraire. Non en misant tout sur des arsenaux nucléaires qu’elle ne possède pas et qui sont ceux des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France, mais en montrant qu’elle est prête à se battre de manière conventionnelle. Il faut donc accroître l’effort de défense, augmenter la masse, comme disent les militaires, le nombre des troupes, des armements et des munitions.

Il convient de le faire de manière coordonnée entre Etats membres, de l’Otan bien sûr, mais, surtout, de l’Union européenne, qui s’est rangée à l’idée qu’elle ne pourrait pas éternellement compter sur les Etats-Unis pour la protéger du danger russe, hier soviétique. Bien que neutre, le Suisse est sans conteste solidaire de l’Europe politique. Le chacun pour soi nationaliste a déchiré le continent européen dans la première moitié du XXe siècle. Il ne lui permettrait pas de tenir face à la Russie. Quant au nationalisme civilisationnel, si prompt à désigner des ennemis de l'intérieur, il lui ferait revivre des horreurs.

L'Europe n'en est pas moins une civilisation de grande qualité, où prévaut la liberté de penser et de créer, où les religions ne gouvernent pas, où la loi et la coutume forment le socle commun, où la raison ne plie pas devant la superstition. Où le christianisme est partout sans s'imposer à personne.

L'islamisme

Non, Vladimir Poutine n’est pas seul à penser que l’Europe est au bout du rouleau. Les islamistes aussi. Qui s’intéresse à l’islamisme a déjà entendu l'un de ces discours disant que l’heure est venue pour l’islam de prendre la place de la civilisation occidentale en déclin. YouTube regorge de vidéos l’affirmant avec une diplomatie tout conquérante.

L’islamisme, on le sait, tire parti de l’histoire coloniale. La Révolution islamique qui a installé un pouvoir théocratique en Iran en a pris grandement prétexte. En Europe, les entrepreneurs islamistes, qu’ils soient issus des Frères musulmans ou du salafisme, tendent le miroir des crimes de la colonisation à ceux qui pensent qu’il faut s'opposer à leur idéologie adossée aux «lois de Dieu». Interdire l’abaya et le qamis à l’école seraient la marque d’une domination coloniale jamais interrompue. C’est faux. Ces interdictions sont des moyens de défense dans un rapport de force entre une société séculière et des tentatives pour la rendre religieuse et moins libre.

«Pudeur»

L’exigence de «pudeur» participe de cet islamisme qui rencontre parfois le renfort de néoféministes pour qui le corps des femmes doit être protégé de la concupiscence des hommes. L’autorisation du burkini dans certaines piscines romandes n’a été rendue possible qu’avec les voix de la gauche. Dernièrement, il s’est trouvé quelques néoféministes, peu nombreuses espérons-le, pour justifier la fronde suscitée par la présentation, à l’initiative d’une enseignante, d’un tableau montrant des nus féminins dans une classe de collège en France.

L’islamisme reçoit le soutien du mouvement décolonial. Y militent des descendants de l’immigration maghrébine, pour qui l’islam joue un rôle bien plus identitaire que religieux. Cela fait grandement le jeu de l’islamisme, qui peut déplacer la revendication du champ religieux vers celui des droits humains, du collectif, son véritable ADN, vers l’individuel, son ADN de couverture: comment pourrait-on s’opposer à la libre formation identitaire d’un individu?

C’est ici qu’il convient de ne pas faire d’amalgame entre les islamistes et les musulmans. Il est faux de penser que les musulmans ne pourraient pas voir des tableaux ou des statues de nus masculins ou féminins. Que leur foi, lorsqu'ils ont la foi, les obligerait à tout passer, à tout moment, au tamis de leur appartenance religieuse. Les musulmans ne sont pas des êtres spéciaux. Ça, c'est ce que les islamistes veulent leur faire croire et faire croire à tous.

Boucs émissaires

La liberté de croyance est totale en Europe. Mais l’Europe ne peut pas être le lieu de la revendication religieuse sous couvert de règlements de comptes postcoloniaux. Dans une perspective inverse, faire des musulmans des boucs émissaires, des attentats islamistes par exemple, est honteux.

Cela dit, les peuples se réfugient dans le vote extrémiste lorsqu’ils s'estiment débordés par des phénomènes ne rendant pas compte eux-mêmes d’un esprit de tolérance. Les droites radicales ne progressent pas pour rien. Les attentats islamistes ne sont pas étrangers au record de sièges obtenus par le Rassemblement national aux élections législatives françaises de 2022. En France toujours, le vote de la loi immigration, aux conditions de la droite et de l’extrême droite, n’est pas sans lien avec les émeutes urbaines de juin dernier. L’immigré, bouc-émissaire? En partie, cela paraît évident.

Le wokisme

«Le piège de l’identité», le dernier essai de l’intellectuel Yascha Mounk, un Allemand naturalisé américain, est consacré au wokisme. L’auteur préfère parler de «synthèse identitaire». «Cette synthèse place au centre l’identité raciale, religieuse ou de genre, avec l’intention de lutter contre l’oppression sous toutes ses formes», écrit Le Monde dans une recension du livre. Spécialiste du national-populisme, critique de la gauche radicale, Yascha Mounk parle de piège, parce que, selon lui, l’identité, ce qu’en ont fait les militants wokes, se retourne contre l’universalisme, qui est la condition même permettant à l’identité de se déployer.

Yascha Mounk dit craindre que les excès de la gauche universitaire américaine, fortement imprégnée de cette «synthèse identitaire», profitent au candidat républicain à la présidentielle de 2024, Donald Trump, si c’est lui. En 2017 – on ne parlait pas encore de wokisme, mais le pli était pris –, l'intellectuel libéral américain Mark Lilla avait dressé un constat semblable a posteriori. Il affirmait que la priorité accordée aux minorités plutôt qu'au monde ouvrier par la candidate démocrate Hillary Clinton avait probablement contribué à sa défaite en 2016 face à Donald Trump.

Tribunal médiatique

Etrangement, si toujours plus de monde déteste le wokisme, pour parodier le slogan d’extrême gauche «tout le monde déteste la police», il continue de faire peur, tant il semble pouvoir faire chuter même les plus puissants, souvent par des accusations ayant trait aux mœurs, la chute sociale précédant tout jugement pénal. Le wokisme s’avère pourtant une machine à perdre électoralement.

Un retournement serait-il en marche? Pas sûr, mais l'incroyable négation du massacre du 7 octobre dans les campus américains, l’épisode de trois présidentes d’universités bredouillant sur «le génocide des juifs», ont montré les effets délétères du wokisme, de la synthèse identitaire, selon les termes de Yascha Mounk.

Il n’est donc pas nécessaire de passer par Vladimir Poutine, pourfendeur théâtral du wokisme, pour en faire la critique. La tolérance et la tempérance, qui rendent l'Europe si agréable, si désirable pour beaucoup, qui fondent son identité démocratique, méritent d'être défendues avec force contre les puritains, les complotistes, les propagateurs de rumeurs, contre tous ceux qui affaiblissent l'Etat de droit.

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