13 septembre 2022. Nous sommes à Séoul, en début d'après-midi. Une pièce à la lumière crue, des meubles design, des murs blancs tapissés de livres et d'œuvres d'art. Un petit chien trémousse la queue dans un coin de la pièce. Ce bureau, c'est celui de Kim Keon Hee, l'épouse du président de la Corée du Sud, Yoon Suk-yeol. La première dame est là, installée face à son bureau, vêtue d'un simple t-shirt blanc, pour mener un entretien en toute discrétion.
Installé face à elle et à un verre d'eau, son invité. Un homme qu'elle a déjà rencontré par le passé, une seule fois. Choi Jae-young, un pasteur coréen d'origine américaine, qui a grandi, comme elle, dans la ville de Yangpyeong. C'est ce détail commun qui a convaincu Kim d'accepter ce second rendez-vous. Après tout, son invité est un fervent partisan d'une réunification avec la Corée du Nord - contre laquelle son président de mari mène une politique agressive. Elle a fini par céder aux sollicitations de Choi Jae-young pour une audience. Et puis, il l'a prévenue: il viendra avec un très joli cadeau. Son billet d'entrée, expliquera-t-il plus tard à la presse.
Comme promis, il est là, le très joli cadeau, posé sur la table, bien protégé dans un sac en carton blanc aux quatre lettres dorées caractéristiques. D-I-O-R. A l'intérieur, protégée dans les feuilles de papier de soie, une pochette «bleu nuage» en cuir de veau matelassé et brillante de la maison française. Le pasteur désigne son présent et invite la première dame à le déballer. Sans y toucher, Kim Keon Hee l'interroge:
On passe à autre chose. Au fil de la conversation, la première dame sud-coréenne souligne son désir de «s’impliquer activement dans les relations sud-nord-coréennes».
Voilà. Choi Jae-young a obtenu ce qu'il était venu chercher. Il l'a piégée.
Cet entretien était calculé. Un coup monté sur mesure entre le pasteur pro-nord-coréen et le site d'information de gauche, Voice of Séoul, connu pour sa farouche opposition au président Yoon. Tout était prévu. De la caméra-espionne dissimulée dans sa montre pour filmer la rencontre, à l'achat de la pochette Dior d'une valeur de 3 millions de won (2240 dollars). 3 millions, alors que la loi sud-coréenne interdit au conjoint d'un fonctionnaire de recevoir des cadeaux d'une valeur supérieure à 1 million de won (748 dollars). Le but de l'opération est simple. Prendre Kim Keon Hee sur le fait, en flagrante démonstration de corruption et d'abus de pouvoir.
Lors de leur première rencontre, quelques semaines plus tôt, le pasteur a été marqué par l'influence de la première dame. Il affirme avoir assisté en direct à la nomination d'un haut responsable des finances, alors qu'elle est au téléphone. Persuadé qu'il ne s'agit pas de la première dérive autoritaire de Kim Keon Hee, il a décidé d'enregistrer secrètement leur prochaine réunion. Les journalistes de Voice of Séoul se chargeront de lui fournir l'argent du sac et le matériel technique nécessaire à sa mission.
Un an plus tard, en novembre 2023, après avoir déposé plainte contre le couple présidentiel pour corruption auprès des autorités sud-coréennes, la chaîne d'information publie la vidéo compromettante sur sa chaîne YouTube. Le début d'une polémique nationale, dans un pays marqué par les affaires de corruption et de trafic d'influence qui ont déshonoré la plupart des anciens présidents du pays. Le début du bien nommé «scandale du sac Dior».
En effet, l'influente première dame n'en est pas à sa première controverse. Accusations de plagiat, d'évasion fiscale, de manipulation du cours d'actions, de bijoux de luxe manifestement jamais déclarés, de falsification, de titres de compétences ou encore de contrats de construction douteux... Ce ne sont là qu'une fraction des affaires troubles qui entourent l'intrigante Kim Keon Hee, yeux noirs et visage poupon.
Avant même que son époux ne prenne ses fonctions, en mai 2022, la future première dame n'a pas cessé une semaine de faire la Une. Pas seulement parce que cette businesswoman à la tête d'une société d'exposition d'art depuis 2007, s'est montrée d'emblée assez peu encline à embrasser le job de «femme de président» soumise et effacée. Elle lui a préféré celui de première conjointe présidentielle à conserver son entreprise.
Alors que son «imbécile» de mari qui «ne peut rien faire sans elle» (ses mots devant un journaliste) est en pleine campagne, les zones d'ombre de la future première dame qui raffole de la lumière font l'objet de toutes les attentions. D'abord, les accusations de plagiat sur sa thèse de doctorat. Puis, ses excuses publiques, bon gré mal gré, pour avoir gonflé son CV, afin de gagner un prestigieux job d'enseignante. Ça fait beaucoup. Un peu trop. A l'arrivée au pouvoir du Yoon Suk-yeol, le nouveau président doit rappeler qui est le boss. Il abolit l'organisme de «bureau de la Première Dame» et sa femme promet de se contenter de le soutenir discrètement, en marge.
Il n'en sera rien. L'absence de bureau officiel lui permet au contraire de profiter des «angles morts» et d'exercer son influence au sein du bureau présidentiel.
Après presque deux ans de mandat politique tourmenté, une chose est sûre. Entre toutes les polémiques présidentielles, celle du «sac Dior» est la première à frapper aussi durement l'opinion publique sud-coréenne. Une polémique en cuir de veau bien plus concrète que deux lignes sur un CV ou que des actions chez Deutsche Motors. «Tout le monde connaît Dior. Il y a même des images directes de la réunion, ce qui rend l'assimilation très simple pour le public», résume l'avocat et commentateur politique, Yoo Jung-hoon, à l'AFP.
Le président Yoon, lui, se serait bien passé d'un énième esclandre personnel. Déjà aux prises avec une économie stagnante, une inflation croissante et des menaces nucléaires régulières de la part de son voisin nord-coréen, le «scandale du sac Dior» tombe au plus mal pour le dirigeant conservateur. A quelques mois des élections générales, en avril, les perspectives sont mauvaises, sa popularité au plus bas, son parti en crise. Et bien qu'aucun des deux principaux partis politiques du pays ne jouisse vraiment des faveurs du public, il fallait compter sur l'opposition pour sauter sur l'occasion.
Dans le propre camp du président, le Parti Populaire du Peuple (PPP), la pochette sème la discorde. Si certains responsables du gouvernement se sont ralliés derrière le président pour dénoncer un «piège», une campagne de diffamation, d'autres se sont montrés moins magnanimes. Proche du président et chef du parti par intérim, Han Dong-hoon, admet que cette controverse pourrait être «un sujet d'inquiétude publique».
Mais c'est un autre membre de la direction du parti qui a mis le feu aux poudres, fin janvier, en comparant Kim Keon Hee avec Marie-Antoinette. Et en réclamant des excuses.
Les sondages lui donnent raison. Près de 70% des Sud-coréens interrogés estiment que le couple présidentiel devrait s'exprimer sur le scandale. Pour l'instant, le silence est assourdissant. Depuis la sortie de la vidéo, l'automne dernier, le bureau présidentiel n'a pipé mot. La dernière conférence de presse du président Yoon remonte au 17 août 2022, à l'occasion de ses 100 premiers jours de mandat.
La première dame, elle, n'a pas pointé le bout de son nez depuis plus d'un mois. Kim vient pourtant de remporter une importante victoire. Cette propriétaire de neuf chiens avait mené une campagne acharnée pour interdire dans son pays la culture de la viande de chien. Début janvier, les législateurs ont approuvé l'interdiction.
A en croire certains consultants politiques, le sac Dior occupera tous les esprits pour encore longtemps. Au-delà des élections, la polémique pourrait se prolonger jusqu'à la fin du mandat de son mari, en 2027. Pour une seule et bonne raison, selon Bae Jong-chan, analyste et président d'Insight K, au Korea Herald:
«La solution pourrait être qu'elle élucide activement tous ses soupçons ou qu'elle n'apparaisse pas du tout en public. Mais il est difficile de s'attendre à l'une ou l'autre de ces solutions», conclut l'expert. En attendant de voir réapparaître sa propriétaire, la pochette Dior, elle, serait conservée bien à l'abri dans un dépôt présidentiel. Ni l'une ni l'autre n'ont fini de faire parler d'elles.