Certaines familles se déchirent pour un trône de fer, d'autres pour un trône invisible. C'est le cas de la famille royale d'Italie. Discrètement, depuis des années, deux dynasties se disputent la couronne - ou plutôt, ce qu'il en reste.
Dernier rebondissement de cette guerre familiale, pas plus tard que cette semaine: le prince héritier Emmanuel-Philibert, 51 ans, a clamé haut et fort dans la presse son intention d'abdiquer en faveur de sa fille, sa «princesse rock'n'roll», de 19 ans.
Propulsée au sommet de la chaîne alimentaire royale, Vittoria de Savoie est la première femme, en plus de 1000 ans, à être investie de l'autorité pour reprendre la tête de la monarchie italienne, si cette dernière venait à revenir. Il ne vous a pas échappé, en effet, que l'Italie est une république, dépourvue de roi depuis belle lurette.
Mais remontons un peu le fil, voulez-vous?
C'est l'heure d'un petit cours d'histoire. La monarchie italienne se voit abolie en 1946. Fringuant quadragénaire, Humbert II ne règne que depuis 33 jours quand il se fait gicler - et pour cause, il a soutenu Mussolini.
Résultat: sa famille se retrouve contrainte à l'exil et frappée d'interdiction de territoire italien à perpétuité. Les Savoie posent alors leurs valises à Genève, où Humbert II, qui n’a jamais officiellement accepté de rendre sa couronne, meurt en 1983. Il ne reverra jamais sa terre natale.
C'est à son fils, Victor-Emmanuel, d'écoper du titre d'héritier. Les vrais problèmes commencent.
Quelques années plus tôt, le jeune et fougueux prince Victor-Emmanuel a trouvé l'amour en la championne de ski nautique suisse Marina Ricolfi-Doria. L'heureuse élue a beau être une athlète hors pair et, surtout, issue de la plus haute bourgeoisie genevoise, pas une goutte de sang noble ne coule dans ses veines. Qu'importe! Victor-Emmanuel demande sa main. Sans le consentement de son père.
L'audace est telle que le cousin du prince, Amédée, issu de la branche rivale d'Aoste, en profite pour prétendre au trône à son tour. Depuis, c'est une véritable guerre de clan, entre coups bas, prises de becs familiaux et piques publiques dans les médias.
La légende raconte que les deux cousins rivaux se haïssent tellement qu'ils en sont venus aux mains, lors du mariage du futur roi Felipe VI d'Espagne, en 2004. A l'époque, ils sont presque septuagénaires - on vous laisse imaginer la scène.
Les tensions familiales ne sont pas la seule casserole que trimballe Victor-Emmanuel. En 1978, par exemple, l'héritier exilé du trône d'Italie est accusé d'avoir accidentellement tué un jeune touriste allemand de 19 ans, d'un coup de fusil, depuis son yacht, au large de la Corse. Homicide involontaire. Il sera acquitté par un tribunal français.
Ajoutez à cela une enquête pour «trafic d'armes international» et, plus récemment, une détention pour «association de malfaiteurs visant à la corruption et à l'exploitation de la prostitution», autour d'un casino tessinois, vous ne serez pas étonné d'apprendre que Victor-Emmanuel n'est pas en odeur de sainteté en Italie. Il n'a été autorisé à y retourner qu'en 2002, mettant un terme à 56 ans d'exil forcé.
Ce qui n'est pas le cas de son fiston, Emmanuel-Philibert. Le fils unique du prince turbulent, né à Genève en 1972, est une véritable starlette dans la Grande Botte.
Aussi extravagant que son paternel (casier judiciaire en moins), l'héritier de la dynastie de Savoie n'a pas chômé pour se racheter une réputation. Afin de se faire (re)connaître en Italie, Emmanuel-Philibert, alias le «prince de Venise» s'est essayé à la politique, la télévision, le chant, la pub, la bouffe. Pour ne citer que cela.
Depuis 20 ans, de Danse avec les stars, en passant par Koh Lanta et Pékin Express, le bellâtre est de toutes les télé-réalités. A la sauce italienne, per piacere. Royal hyperactif, il prête aussi son minois de jeune premier pour vendre des olives marinées ou des cigarettes électroniques, entre deux émissions et galas de charité.
Depuis peu, Emmanuel-Philibert diversifie ses activités: outre son propre food truck de pâtes artisanales fraîches à Venice Beach, en Californie, il s'est offert le club de foot napolitain Savoia, l'année dernière, dans le but d'«éloigner les jeunes du crime».
Plus récemment, le prince, qui a fondé en juin 2020 le parti politique «Réalità Italia», dont le modeste objectif n'est autre que de rétablir la monarchie en Italie, s'affiche dans un bref spot publicitaire. Le message est sobre:
Mais non, rassurez-vous. C'était une blague. Un coup et un clip pour la série The crown, sur Netflix. Quel malicieux, ce prince de Venise.
Evidemment, Emmanuel-Philibert ne serait pas un prince digne de ce nom sans une belle histoire d'amour. En 2003, à l'occasion d'un dîner qui réunit Albert de Monaco et Johnny Hallyday, il fait la connaissance de l'actrice française Clotilde Courau. Née dans la banlieue parisienne, d’un ingénieur et d’une professeure des écoles, son amoureuse est dépourvue de la moindre ascendance aristocratique. Mais bon, c'est «un noble cœur», admet le beau-père Victor-Emmanuel.
Ni une, ni deux, Emmanuel-Philibert fait sa demande. Clotilde accepte, à la seule condition que son nouveau prédicat d’Altesse Royale ne l’oblige pas à renoncer à sa carrière d’actrice. Condition acceptée. Après tout, on sait ce que ça donne, quand une princesse laisse tomber sa carrière.
Les amoureux se disent oui à Rome en la basilique Sainte-Marie-des-Anges-et-des-Martyrs, au beau milieu d'une joyeuse bande de copains célèbres, dont Monica Bellucci, Jean Rochefort, Benoît Poelvoorde ou encore le couturier Pierre Cardin.
Vingt ans plus tard, bien qu'il ne vive pas sous le même toit, le couple glamour file toujours le parfait amour. Pendant que son prince de mari navigue entre Monaco et Los Angeles, Clotilde est installée à Paris, avec leurs deux filles, Vittoria, 19 ans, et Luisa, 16 ans. La digne descendance de la famille Savoie.
Ne vous fiez pas à l'air faussement ingénu de Vittoria de Savoie sur la photo de famille. Mannequin à ses heures perdues, l'aînée du couple princier est une véritable punkette et gourou des réseaux sociaux. Sa commu' sur Instagram et TikTok, qui compte plus de 80 000 abonnés, lui vaut l'affectueux surnom de «princesse rock'n'roll» de la part de son père - et le titre de «nouvelle princesse millennial» par le magazine italien Amica.
Née en 2003 à Genève, la princesse incarne tous les espoirs de sa famille. Au point que, pour son 17e anniversaire, son grand-père Victor-Emmanuel, encore aux manettes de la maison royale de Savoie, décide de lui faire un très joli cadeau: un décret officiel. Par la grâce de Dieu et de tout le toutim, le patriarche abolit la fameuse «loi salique», qui prévaut dans la famille royale italienne depuis des siècles. Une règle médiévale qui limite la succession dans la lignée royale aux seuls héritiers mâles.
Pour Victor-Emmanuel, c'est une manière tout à fait commode de régler une bonne fois pour toutes les affaires de succession qui le taraude et de couper l'herbe sous le pied de la branche rivale. Côté Aoste, on s'étrangle: cet amendement serait «totalement illégitime».
Mais, au fond, pourquoi diable s'étriper pour un trône qui n'existe pas? Selon l'historien italien Paolo Castagno au New York times, la motivation de cette guerre entre cousins tient en un mot:
En modifiant cette loi millénaire sur la succession, Victor-Emmanuel assure à sa propre succursale une future source de revenus et de prestige. En plus, «ce sont eux qui sont invités aux mariages royaux», rappelle l'historien.
Un argument balayé par le clan des Savoie, qui affirme que sa seule et unique noble motivation est de moderniser la monarchie, en «boostant les droits des femmes».
Cette semaine, Vittoria de Savoie a vu son chemin vers le trône invisible encore raccourci. Dans une tournée des médias qui a fait jaser les experts royaux, son père, le prince Philibert-Emmanuel, a annoncé son intention de lui passer directement le témoin: «Je vais, avec grand plaisir, me retirer et la laisser assumer le rôle, ce qu'elle accomplira certainement mieux que moi».
Une abdication qui évitera à Vittoria, selon son père, de se retrouver coincée dans la position peu enviable d'«héritier en attente». Une situation délicate que Charles III a subie pendant 70 ans. «J'ai le plus grand respect pour Charles et c'est un roi merveilleux, mais il a attendu longtemps. Il aurait peut-être été plus utile qu'il devienne roi il y a 20 ans», note Emmanuel-Philibert.
«Bientôt, en Europe, il y aura plus de reines que de rois», se réjouit encore ce fervent monarchiste et féministe.
Face au faible soutien des Italiens pour un retour de la monarchie, Emmanuel-Philibert ne se décourage pas. Peu sensible à l'idée que ses compatriotes n'aient aucun intérêt à voir la royauté restaurée, le prince affirme que le concept de famille royale conserve un certain attrait pour le petit peuple.
En attendant de convaincre la plèbe et de voir sa progéniture couronnée, sa fille adorée vit sa meilleure vie d'héritière. En pensionnat à Oxford, Vittoria étudie actuellement les sciences politiques et l'histoire de l'art. Il y a deux ans, Son Altesse de 17 ans assurait au New York times qu'elle trouvait encore le rôle de reine très «abstrait» et plein de responsabilités guère attrayantes.
Bien que ses chances de régner soient pratiquement nulles, à l'avenir, Vittoria devra représenter sa famille aux réunions royales européennes, où les Savoie continuent d'être invités.
Quant à ses détracteurs, la branche rivale d'Aoste, la jeune femme clame qu'elle «n'y prête même pas attention». Vittoria de Savoie a bien l'intention monter un jour sur le trône d'Italie. Fut-il invisible.