Donald Trump a fait des droits de douane et du protectionnisme des piliers de sa politique économique. Mais ces choix suscitent de vives critiques, notamment sur leurs conséquences à long terme. Entre tensions commerciales, incertitudes économiques et fractures sociales grandissantes, la trajectoire de son mandat soulève des questions sur l’avenir.
Professeure en communication à l'Université de Saint-Gall et spécialiste de l'Amérique, Miriam Meckel comment le tournant politique que prennent les USA. Et n'a plus peur de parler d'un risque de guerre civile.
Donald Trump veut instaurer un «âge d'or» pour les Etats-Unis en imposant des droits de douane. Les Américaines et les Américains le croient-ils capable d'y parvenir?
Miriam Meckel: Une partie le croit, mais pas parce qu'il est convaincant sur le plan économique, mais parce qu'il domine du point de vue de la dramaturgie. Trump ne vend pas une politique, il vend des émotions: la fierté, la colère, l'espoir de retrouver une grandeur perdue. Dans une opinion publique post-vérité, cela suffit. Ceux qui pensent encore que les programmes politiques doivent être économiquement solides ou idéologiquement cohérents n’ont pas compris l’ère de l’« autoritarisme de l’attention ». Aujourd’hui, seule compte la visibilité.
Les économistes sont clairs, les droits de douane ont un effet contraire à la prospérité. Pourquoi Trump s'en moque-t-il?
Trump méprise les experts, car celui qui a besoin d'expertise admet qu'il ne sait pas tout. Trump joue au dominateur omniscient, et avec un certain succès. L'attaque contre la rationalité économique est un acte calculé de délégitimation des institutions, de la science, du journalisme.
La contradiction l'arrange?
Si tous les experts se contredisent, c'est qu'ils font partie du système. Et lui, Donald Trump, le rebelle contre ce système. Pour ses partisans, c'est la preuve de son authenticité.
Trump et son parti se disent capitalistes, mais les taxes douanières contredisent cette idéologie...
Les anciennes catégories ne s’appliquent plus. L’idéologie est secondaire sous Trump. Ce qui compte, c’est l’instant: le moment médiatique, le moment de mobilisation. Ceux qui croient encore que les Républicains défendent un dogme économique cohérent doivent se réveiller. Il ne s’agit plus de capitalisme ou de protection sociale.
De quoi s'agit-il?
De stratégies de pouvoir, de mise en scène permanente, d’un théâtre politique où le paradoxe est un outil. Pour moi, la politique de Trump est plus proche du communisme soviétique autoritaire que du capitalisme.
Avec Elon Musk, il a à ses côtés un entrepreneur qui s'est enrichi grâce à la vente de ses produits dans le monde entier. Comment cela s'accorde-t-il avec le nouveau protectionnisme de ce gouvernement?
Cela correspond parfaitement, dans le sens de la double morale. Trump se sert de Musk comme d'un joker. Il disruptif, riche, incontrôlable. L'idée que Musk est devenu grand grâce au commerce mondial ne l'intéresse pas. Elon Musk fait désormais partie de la nouvelle propagande de l'Etat. C'est un gourou de la technologie, un maître des données, un accélérateur de civilisation. On lui donne accès à des systèmes gouvernementaux qu'il déclare lui-même corrompus, le tout sans preuve.
Certains espéraient que Musk influencerait Trump pour assainir sa politique économique...
Ce qui se passe ici n'est pas de la politique économique. C'est une fusion dangereuse de populisme et de techno-fascisme. D’ailleurs, pour appliquer ces nouvelles taxes, les Etats-Unis doivent mettre en place une bureaucratie tentaculaire, totalement à l’opposé du discours trumpien sur la réduction de l’Etat.
Certains disent que Trump est un génie pour identifier et exploiter les problèmes. Ses taxes douanières ont-elles un fondement légitime?
Si vous regardez à nouveau le monde avec les lunettes du 19ᵉ siècle, oui. Mais aujourd'hui, les droits de douane ne sont pas un moyen d'accroître la prospérité, mais de construire l'image de l'ennemi. La Chine, le Mexique, l'Europe, tous sont désignés comme coupables. Trump a qualifié les tarifs généralisés de «jour de l'Indépendance économique». En représailles contre les décennies au cours desquelles amis et ennemis ont «brûlé, violé et pillé» les Etats-Unis. Ce choix de mots est révélateur:
Le calcul des droits de douane repose soi-disant sur une formule sophistiquée.
Celle-ci est facile à démystifier. Toute l'approche se résume au fait que Trump veut compenser par les droits de douane les déficits commerciaux avec d'autres pays. Toute la communication qui l'entoure, comme la formule, est tout simplement hasardeuse. Pour moi, c’est de la politique façon Fifi Brindacier: «Deux fois trois font quatre, Widdewiddewitt et trois font neuf!» Ou, plus inquiétant encore, du 1984 d’Orwell: «La liberté, c’est l’esclavage. Deux et deux font cinq.»
Les droits de douane vont provoquer un renchérissement des produits et conduire à l'inflation. Ce sont les gens ordinaires que Donald Trump prétend protéger qui seront les plus touchés. Vont-ils se détourner de lui?
Avant même l'annonce des nouveaux droits de douane, le moral des consommateurs s'était déjà fortement assombri, et l'économie était clairement déstabilisée. Mais Donald Trump ne compte pas en générations d'électeurs, mais en cycles d'attention. Si les prix augmentent à la caisse du supermarché, il choisira un nouveau thème, un nouveau mur, une nouvelle interdiction, un nouvel ennemi.
Et cette diversion permanente fonctionne?
Le principe de base est, selon son ancien conseiller en communication Steve Bannon: «Flood the zone with shit» («Inondez l’espace médiatique avec de la merde»). Tant que les gens sont en colère, ils ne réfléchissent pas. Et s’ils souffrent, on leur dit qu’ils souffrent pour la patrie.
En cas de forte inflation ou de récession, le sentiment général pourrait néanmoins se retourner contre Trump.
Dans ce cas, qu'est-ce qu'il en a à faire de son discours de la veille? Jusqu'à présent, les semaines de l'administration Donald Trump ont été marquées par des revirements quasi quotidiens, ne serait-ce qu'en matière de droits de douane. En outre, Donald Trump caresse déjà l'idée d'un troisième mandat. Une élection régulière ne lui permettra pas d'y parvenir. Qu’importe si quelques râleurs s’indignent.
Vous connaissez bien les Etats-Unis. A quel point une crise économique pourrait-elle être explosive dans un pays aussi polarisé?
C'est un cocktail explosif. Si vous vous arrêtez à une station-service au Texas, il arrive qu'un SUV se gare à côté de vous avec un autocollant qui dit: «Si tu dénigres mon pays, je t'abattrai». L'Amérique est un pays où les fusils d'assaut sont légalisés, où les milices paramilitaires sont présentes et où la société est profondément divisée.
Si des millions de personnes venaient à perdre leur emploi, que l'inflation s'envolait et que Trump continuait d'affaiblir la confiance dans les institutions, les médias et la science, alors ce serait là les ingrédients d'une désintégration interne.
Vous êtes scientifique et vous vous rendiez souvent aux Etats-Unis. Le faites-vous toujours?
J’ignore encore si cela sera possible. Le secrétaire d’État Marco Rubio a annoncé que les étudiants entrant avec un visa seront désormais surveillés jusque dans leurs activités sur les réseaux sociaux, y compris leurs « likes ». La recherche est sous pression, surtout lorsqu’elle est critique. Des centaines de millions de dollars de subventions fédérales ont déjà été retirés aux universités.
Comment réagissent les scientifiques américains que vous connaissez? Pensent-ils à émigrer?
Un très grand nombre, oui. D'autres tiennent bon parce qu'ils veulent se battre. Mais le prix à payer est élevé. Quand des chercheurs sont poursuivis en justice pour avoir dénoncé des désinformations, quand les financements sont conditionnés à la loyauté politique, on n’est plus dans une société ouverte. C’est un système autoritaire sous un vernis démocratique, parfois avec des aspects absurdes. Le Pentagone a même supprimé de son site les photos de l’avion qui a largué la bombe atomique sur Hiroshima en 1945. Son nom? «Enola Gay».
Vous avez qualifié la politique de Trump d’« autoritarisme de l’attention ». Jusqu’où peut aller cette stratégie?
Jusqu'à ce que l'attention se tarisse, ou que le système s'écroule. Il s'agit d'un régime basé sur l'intensité, qui se nourrit de l'indignation. Mais tout système a ses limites. Quand les gens s'abrutissent, quand l'économie glisse vers la récession, alors vient l'heure de vérité. Seulement, d'ici là, des dommages irréparables peuvent survenir. Les institutions, les données, la confiance, tout cela est facile à détruire, mais difficile à reconstruire.
Où cela mène-t-il?
Si nous ne faisons rien, à l’auto-destruction de la démocratie, et pas seulement en Amérique. Le gouvernement Trump met en garde tous les pays touchés par ses nouvelles taxes : ne ripostez pas. Sommes-nous déjà ces agneaux qui se laissent conduire docilement à l’abattoir ? Si ce n’est pas le cas, alors il y a du travail. Par exemple, renforcer les liens entre les pays affectés par ces mesures.
Pourtant, on dirait plutôt que les entreprises et les Etats s’adaptent par anticipation…
Je constate avec inquiétude que même des entreprises suisses appliquent les directives de Trump, par exemple en mettant fin à leurs programmes de diversité. Malgré toutes les inquiétudes sur la situation aux États-Unis, il y aura un retour à la civilisation. La vraie question est: de quel côté voudrons-nous être quand ce moment arrivera?
Traduit de l'allemand par Joel Espi