Donald Trump a dit un jour: «D'une manière générale, si je mets mon nom sur quelque chose, vous savez que ça va être bien». Sa maxime s'appliquait aussi bien à un immeuble de 58 étages sur la Cinquième Avenue qu'à un golf dans les Hamptons ou à sa progéniture. Etre «bien». C'est-à-dire rentable. Lucratif. Utile. Donald Junior, Ivanka et Eric ont tenté d'appliquer cette théorie. Docilement, chacun à sa manière.
Une existence passée à prouver à cet homme aussi mégalo qu'égocentrique qu'ils méritaient de porter son illustre patronyme. Sa marque. Cinq lettres en or massif, appliquées au fer rouge dans leur ADN. Un dévouement et une obsession qui les conduiront sur le banc d'un tribunal, à New York, lors du procès de la Trump Organization. Celui de leur père. Le leur aussi.
Fin des années 70, New York. Glamour et blondeur incarnés, Donald J. Trump et sa première femme Ivana vivent de dollars, contrats, mondanités et couvertures de journaux. Lui fait la pluie et le beau temps dans l'immobilier de Manhattan, du haut du 28e étage de sa Trump Tower. Elle, entre deux allers-retours à Atlantic City, se consacre à la gestion de ses casinos ou à la décoration de son dernier hôtel.
C'est au milieu de cet univers à la moquette moelleuse que naissent Donald Junior, Ivanka, Eric. Sous la supervision constante de deux nounous et d'un garde du corps, les trois frères et sœurs évoluent dans le confort de ce triplex niché dans une tour et qui porte leur nom de famille, une maison de campagne de 50 pièces dans le Connecticut, mais aussi un manoir à Palm Beach. Sans oublier les week-ends de ski à Aspen ou les vacances d'été dans la nature sauvage de la Tchécoslovaquie, avec les grands-parents maternels, qui les élèvent la moitié du temps.
Douceur de velours, discipline de fer. Chez les Trump, vous ne verrez jamais un enfant éclater de rire en se laissant glisser le long de la rambarde, sauter sur le lit d'une chambre d'hôtel ou ne pas finir son assiette. Les enfants Trump impriment très vite qu'ils ont un nom et une réputation à défendre. Entre deux fessées et déplacements d'affaires, Ivana, impitoyable, leur inculque les bonnes manières. Ce qui lui permet d'affirmer sans rougir qu'elle a «élevé les enfants toute seule».
Quant à Donald, il profite des rares moments avec sa marmaille pour poser les bases de sa succession. Ses rejetons seront de futurs requins, qu'il met constamment à l'épreuve. «Me faites-vous confiance, à moi, votre propre père?», demande un jour celui qui n'a jamais fait confiance à personne, pas même à lui. «Bien sûr que oui!», répondent-ils en chœur.
Puis, froidement: «Qu'est-ce que je viens de vous dire? Vous n'avez pas suivi la leçon!»
Le divorce avec Ivana, en 1990, sur fond d'infidélité et de couverture médiatique graveleuse, achève d'officialiser la présence spectrale de cette figure paternelle. Il leur faudra attendre l'âge de 21 ans pour que leur mère considère sa mission accomplie, et ne laisse son ex-mari les introduire dans son univers. «Je les ai alors remis à Donald», écrit-elle dans ses mémoires, Raising Trump.
Père-patron, Donald Trump est alors libre de passer à la vitesse supérieure. «Ils étaient tout pour lui», témoigne un ancien proche collaborateur, au Washington Post. Le quotient de loyauté de Trump est constitué de gradins.
Personne ne comprend mieux la lourdeur de son nom que Donald Junior.
Comment faire honneur à un prénom que son père n'a jamais voulu léguer à qui que ce soit? Un nom qu'il chérit tellement qu'il l'a fait appliquer en grandes lettres dorées sur les bâtiments du monde entier? Ivana en témoigne dans ses mémoires: la perspective d'affubler leur fils du prénom de Donald avait scandalisé le principal intéressé. «Tu ne peux pas faire ça!» s'est-il étranglé, lorsque son épouse formule l'idée.
La peur d'être un «looser», Don la traînera toute sa vie comme un boulet. Comme s'il leur était impossible de co-exister, les deux homonymes entretiendront longtemps des relations tendues et maladroites, au point d'en devenir douloureuses. Donald Trump n'hésite pas à se montrer brutalement dédaigneux avec cet aîné qui a osé lui emprunter son nom.
Don en a déjà pris toute la mesure quand, en 1990, un garde du corps viendra le chercher dans le triplex de la Trump Tower, pour l'amener dans le bureau de son père.
Ordre de Donald.
Les parents de Don sont alors empêtrés dans une intense querelle publique, où l'adolescent de 12 ans a pris le parti de sa mère trompée. Il n'a plus adressé la parole à son père depuis des semaines. C'est pourtant docilement, en silence, qu'il accepte de suivre l'agent de sécurité dans le bureau de papa, au 28e étage. Quelques minutes plus tard, sa mère reçoit un appel téléphonique. Donald Trump, persuadé qu'il a trouvé en son fils un excellent moyen de pression, lui annoncera qu'il compte garder Don pour lui tout seul.
Donald bluffe, évidemment. Quelques minutes plus tard, il renvoie son fils à l'étage. Jamais il n'a eu l'intention de l'élever tout seul.
Don aura longtemps soif d'échapper à ce nom trop grand pour lui. En vain. Sitôt cet étudiant fêtard et à moitié alcoolique diplômé, il s'enfuit à Aspen pendant un an pour se consacrer à la chasse, la pêche et la gestion d'un bar. Autant d'activités pour éviter l'inévitable: retourner à New York, et bosser pour son père. En 2001, pourtant, Don va céder devant la force centripète de la Trump Organization.
On ignore précisément ce qui a ramené l'aîné «rebelle» dans le giron. Reste que, du jour au lendemain, Donald Junior arrête de boire, endosse des costumes rayés, similaires à ceux du paternel, et se lance sans grande conviction dans les affaires familiales. Lui qui n’a jamais eu suffisamment faim pour devenir un titan du business, accumule revers commerciaux et plans foireux. Mais il en faudrait plus pour le décourager de respecter, méthodiquement, les directives de papa.
L'influence paternelle dégouline jusque dans sa vie privée. En 2003, lors d'une soirée à New York, Donald Trump repère une jolie blonde dans l'assistance. Sur le ton de la blague, il suggère à son fils de l'épouser. Don partagera treize ans de sa vie et cinq enfants avec Vanessa Haydon. Dont un petit «Donald 3». On ne se refait pas.
Alors que son père se lance dans sa première campagne présidentielle, en 2016, Don reste fidèle à son poste de «bon flic sérieux», qu'on lui a déjà attribué dans The Apprentice, le show de télé-réalité dédié au père. Cet acolyte prudent qu'on raille volontiers pour sa maladresse est prié d'effectuer discrètement, ici ou là, de menues tâches. A commencer par séduire les électeurs des Etats ruraux, grâce à son amour du grand air. Une passion que ne partage pas le très citadin Donald senior et que ce dernier n'a jamais comprise chez ses fils.
En 2017, lorsque Donald Trump devient, contre toute attente, le 45e président des Etats-Unis, Don et son plus jeune frère, Eric, sont sommés de reprendre les rênes de la Trump Organization. C'est d'ailleurs grâce à l'engagement politique de son père que l'homonyme trouvera enfin sa voie: celle d'un défenseur farouche et grandiloquent du trumpisme.
Désormais starlette de la droite dure, vénéré pour son style agressif sur les réseaux sociaux, papa Donald incarne cette masculinité blanche et rurale, transgressive et provocante, chérie des partisans MAGA. Donald Trump est une personne transactionnelle. Il fallait que son fils se mue en porte-parole pour obtenir, finalement, son approbation.
Le fils cadet, lui, n'avait qu'à assumer le nom de famille. Déjà moins lourd à porter que le prénom. Eric a très vite embrassé son rôle de vaillant petit soldat de la dynastie Trump, qui répète son désir de rejoindre l'entreprise depuis qu'il a l'âge de donner des interviews.
«Il a une merveilleuse capacité. A un moment donné, il sera mis à l'épreuve, et très durement, confirme son père en 2003 à l'occasion d'un portrait sur la chaîne CBS. Et puis, il verra s'il aime ça ou non. Mais je soupçonne qu'Eric s'en sortira bien, et il va adorer ça». Donald père ne croyait pas si bien dire: trois ans plus tard, en 2006, le fils cadet rejoint la Trump Organization à son tour, sitôt en poche son diplôme en finance et gestion.
Une trajectoire droite et sans bavures. Peut-être Eric a-t-il tiré des enseignements des errances de son aîné. Don, ce grand frère dont il est si proche. Nés à six ans d'intervalle, on les dit inséparables. Ça tombe bien, les deux fils Trump sont désormais vice-présidents exécutifs de la Trump Organization. Après d'intenses parties de chasse en Afrique et autant de cadavres de léopard, c'est le petit-déjeuner que les frères partageront tous les matins, à 7 heures, dans la Trump Tower.
Une proximité éprouvée qui ne les empêche pas d'être totalement opposés: autant Don peut être bruyant et expansif, autant Eric est un «ours en peluche» discret, réfléchi et humble. «Eric est extrêmement chaleureux et amical. Un large sourire ouvert, une poignée de main», résume Lesley Stahl, journaliste de 60 Minutes, qui l'a rencontré pendant la campagne présidentielle de son père.
Des trois enfants Trump, Eric, totalement investi dans son rôle au sommet de la Trump Organization, serait celui qui, aujourd'hui, parle le plus régulièrement à son père. «Jusqu'à plusieurs fois par jour», allèguent de proches conseillers au Washington Post.
Ça, c'est maintenant. Car avant, il y avait Ivanka.
Ivanka, la sœur médiane. La plus connue du trio. La «princesse». Mais surtout, la favorite incontestée de Donald Trump. La prunelle de ses yeux, la seule avec laquelle le patriarche accepte de partager la vedette et la couverture des magazines.
Une adoration tristement célèbre, qui se matérialisera par une phrase lâchée un jour sur un plateau télé: «J'ai toujours dit que si Ivanka n'était pas ma fille, je sortirais peut-être avec elle». Assise à ses côtés, une adolescente silencieuse hochera la tête avec un sourire timide, presque soumis.
C'est vrai qu'Ivanka a toujours eu à cœur d'être la perfection incarnée. La «princesse», qui a grandi dans une chambre lavande perchée au 68e étage de la Trump Tower, avec vue sur Central Park, a été habituée très tôt au feu des projecteurs. Elevée à la perfection, tirée à quatre épingles, d'une beauté veloutée et entraînée comme une jument de concours qui sera exhibée lors des galas et soirées mondaines.
La médiocrité la tue, affirme-t-elle en interview. On veut bien la croire. Un an à peine après avoir achevé des études brillantes à l'Université de Georgetown, puis de Pennsylvanie, comme son père, Ivanka suit la tradition et rejoint la Trump Organization. Comme son père, elle a compris l'intérêt d'apposer son nom sur tout ce qu'elle touche et crée sa marque de joaillerie et de fringues. Comme son père, elle aiguise son sens de la compétition au scalpel. Comme son père, elle nourrit une haute estime d'elle-même.
Sans jamais oublier la précarité de son rôle de favorite. Son père «n'hésiterait pas à la virer», elle le sait.
Ivanka a beau être proche de son père, elle est discrète là où Donald est impétueux, neutre là où il est flashy, polie là où il est vulgaire. Son repoussoir et son alter ego. La seule qui ose rêver de se tenir à ses côtés «comme une véritable égale» et la plus terrifiée, sans doute, à l'idée de le décevoir.
L'indispensable balancier, qu'on considérait comme l'héritière désignée à la tête de la Trump Organization, finira par quitter son poste pour se tenir aux côtés de Donald Trump à la Maison-Blanche. Quatre années aussi excitantes que brutales, soldées par une avalanche de procès, d'enquêtes, d'assignations à comparaître, de frais juridiques monstrueux et de projecteurs qui ne s'éteignent jamais.
Aujourd'hui en retrait, Ivanka et son mari Jared Kushner passent la plupart de leur temps à Miami, bien à l'abri dans leur «bunker de milliardaires». L'ancienne préférée, qui ne souhaite pas retourner dans l'arène politique, n'a même pas assisté à l'annonce officielle de la réélection de son père, en novembre dernier, à Mar-a-Lago.
C'est peu dire que ces quatre ans de présidence et le chaos qui en a découlé ont totalement bouleversé la dynamique de la famille Trump. Alors que leur avenir semblait coulé dans le béton de Manhattan, aussi solide que les poutres d'acier de la Trump Tower, voilà les trois aînés projetés dans l'inconnu et un procès pour fraude qui menace de détruire leur héritage.
Un procès parmi d'autres, pour l'ancien président américain, mais de loin le plus sensible. Le plus personnel. «Tout cela le met en colère, en particulier le fait que ça blesse ses enfants», confirme un proche conseiller. En témoigne cet avertissement posté sur Truth Social, à l'intention du juge, la veille de la comparution de Don: «Laissez mes enfants tranquilles, Engoron».
Un cri du coeur.
Car c'est tout ce qui importe à Donald Trump: l'empire qu'il a bâti. Son nom, sa marque. Celle qu'il a tatouée dans la chair de sa progéniture. Après Donald Junior et Eric cette semaine, il sera le prochain à témoigner ce lundi. La prunelle de ses yeux, Ivanka, lui emboîtera le pas le 8 novembre.
«Me faites-vous confiance, à moi, votre propre père?»
Cette question, longtemps majeur dans la dynastie Trump, semble avoir une tout autre saveur, une fois dans une salle d'audience de New York, là où les fondations d'un empire, d'un building et d'une famille risque de s'écrouler.