«Trump Organization». Derrière ce nom un brin nébuleux, qui n'évoque guère que celui de son égérie Donald John Trump, une toile d’araignée. Plus de 22 000 employés en 2015, dans quelque 515 sociétés réparties à travers le monde. Autant d'entités qui gèrent, possèdent, exploitent, investissent, développent. Dans l'immobilier, mais pas que. La Trump Organization a touché à tout.
Après les hôtels, les buildings, les casinos et les terrains de golf, il y a eu les steaks et les matelas haut-de-gamme. Sans oublier les parfums, la vodka premium, les concours de beauté, la télé-réalité, les vêtements pour hommes vendus chez Macy's, les jeux de société de type Monopoly, les livres, les magazines, l'aviation et même une université.
Un empire tentaculaire, immense, éclectique, éclaté, dont la valeur réelle fera, dès la semaine prochaine, l'objet d'un procès retentissant à New York. Un procès au civil auquel Donald Trump ne devrait, cette fois-ci, pas échapper. Le coup de grâce, peut-être, pour la Trump Organization, cette vieille dame qui doit souffler sa centième bougie en 2027.
Son histoire a débuté dans le New York des années 20, sous un autre nom. «Elizabeth Trump & Fils».
En effet, c’est à une femme que l'on doit les bases du futur royaume. Elizabeth Christ Trump, une immigrée débarquée d'Allemagne, motivée par ses rêves de fortune et son cher et tendre Frederick. Loin de se laisser abattre par sa mort des suites de la grippe espagnole, en 1918, la grand-mère paternelle de Donald, forte de sa «détermination extraordinaire», embauche un entrepreneur. Objectif: bâtir des maisons sur un terrain, histoire de vivre confortablement des hypothèques payées par les nouveaux propriétaires. C'est un succès.
La veuve n'entend pas s'arrêter en si bon chemin. Pour faire prospérer l'entreprise immobilière familiale, elle enrôle son fils Fred Trump, sitôt majeur, pour en reprendre les rênes. A la barre dès 1929, le jeune bâtisseur se lance alors dans l'achat de maisons plus chères, sur les domaines voisins.
35 ans plus tard, par un froid après-midi de novembre 1964, Fred Trump et son fils aîné bravent la bise pour assister à l'ouverture du pont Verrazano-Narrows. L'homme d'affaires, désormais multimillionnaire, est une figure qui compte dans le paysage new-yorkais. Pas seulement parce qu'il a bâti un véritable royaume d'immeubles d'habitation pour la classe moyenne, estimé à 40 millions de dollars, dans la banlieue de la ville. Le magnat a également noué de fructueuses amitiés dans la sphère politique. Le maire fait partie de ses amis.
Au milieu de la cérémonie, son fils, Donald John Trump, 18 ans est frappé par un détail. Pas une seule fois le nom du concepteur de ce gigantesque pont suspendu, qui relie Brooklyn à Staten Island, n'a été prononcé. Le maire l'a tout bonnement oublié. «J'ai réalisé à ce moment-là une chose que je n'oublierai jamais», confiera Donald Trump quelques années plus tard.
En 1968, fraîchement diplômé, l'Adonis au visage poupin, yeux bleus, tignasse et cils blonds, rejoint la société à son tour, fin prêt à marcher sur les traces paternelles. Après tout, «peu de fils ont eu la chance d'échapper à leur père», admet-il. Et même s'il aime à se présenter comme un selfmade man, un milliardaire autodidacte qui n'a jamais eu besoin de personne, sa réussite doit beaucoup à ce père exigeant.
L'arrivée de Donald Trump dans la société familiale va tout changer. A commencer par son nom: la Trump Organization, comme nous la connaissons, qui acquiert son nom officiel en 1973.
Le changement est loin de s'arrêter à ce nouveau nom. Donald Trump nourrit de grandes ambitions. Qu'importe si la plupart des gens ne voient en lui qu'un gosse de riche qui profite des dollars de papa. Ce jeune loup affamé et impétueux, en costume marron et mocassins assortis, constamment flanqué d'une top-model et de son garde du corps-chauffeur armé, sillonne la ville à bord de sa Cadillac argentée à ses initiales, DJT. Avide de gloire et de la possibilité de développer ses projets.
La banlieue? Non merci. Donald, lui, jette son dévolu sur Manhattan, beaucoup plus glamour que Brooklyn ou le Queens. Fred a été dur, Donald le sera plus encore. Son bagout, son sourire éblouissant et ses relations assurent une partie de son succès. D'immenses baisses d'impôts et des prêts avantageux, encore jamais accordés à un promoteur immobilier jusque-là, feront le reste.
Quelques transactions très médiatisées à Manhattan plus tard, et voilà le statut de Donald Trump et de sa société ancrés dans le bitume dès le milieu des années 70.
Enivré du succès du Commodore, cet hôtel délabré qu'il a métamorphosé en hôtel de grand standing, le Grand Hyatt, Donald Trump se lancera bientôt dans la construction de son œuvre emblématique. Un palais à son nom, inscrit en grandes lettres dorées à l'entrée, comme un rappel à qui pourrait l'oublier. La Trump Tower.
Pour ouvrir les portes de cet univers, des portiers en uniformes écarlates et hauts chapeaux de fourrure noire, similaires à ceux des gardes de Buckingham Palace et fabriqués sur mesure à Londres. Pour mieux pénétrer dans un autre monde où dégoulinent luxe, démesure, diamants, dorures, boiseries et cuir parfumé.
C'est au sommet de ce mince gratte-ciel, tout de bronze et de verre, de 58 étages (et non 68, comme il l'a toujours affirmé) que le magnat installe sa petite famille, Ivana et leurs trois enfants. Sans oublier le siège de la Trump Organization, au 26e étage, relié par un ascenseur privé.
Dans ces bureaux qui dominent la ville, où il prend plaisir à accueillir les journalistes pour des portraits encenseurs, le «promoteur immobilier numéro 1 de la ville» travaille, vit et règne en maître. Dans la Trump Organization, il est partout. Incrusté dans les moindres détails, de la fontaine aux marbres des sols du hall de la tour. Il s'entoure d'employés qu'il connait personnellement. Ses secrétaires s’adressent à lui par son prénom.
De même qu'il n'a pas été un président comme les autres, Donald Trump ne sera jamais un promoteur comme les autres. Plutôt que des immeubles ou des entreprises, le milliardaire a compris qu'il possédait quelque chose de bien plus précieux: sa marque.
Donald Trump a un don. Pas seulement celui de la négociation, qu'il a érigée en art. Ni même celui de faire gonfler ses actifs, négliger ses passifs et d'obscurcir ses participations au gré de son humeur. Non, tel Midas avec l'or, tout ce que touche le New-Yorkais finit par porter son nom de famille. De Hawaï à Las Vegas, en passant par les Philippines, le Panama, l'Inde, l'Uruguay, le Brésil ou le Canada. Même si la plupart des lieux ont été cédés à des promoteurs immobiliers, ils resteront marqués au vif de ce T-R-U-M-P ineffaçable.
«A 37 ans, personne n'a réalisé plus que moi au cours des sept dernières années», clame celui qui, au milieu des années 1980, pointe effectivement dans le top 400 des plus grandes fortunes de Forbes. En pleine ascension, Donald Trump veut se maintenir durablement au-dessus des nuages. C'est peut-être pour cette raison qu'il tente de bâtir la plus haute tour du monde, un gratte-ciel de 150 étages, sur une décharge d'East River. Avant de s'offrir sa propre compagnie aérienne.
Des dépenses mirobolantes auxquels s'ajoute bientôt Mar-a-Lago, son domaine de Palm Beach, ainsi qu'un yacht de 29 millions de dollars, si grand qu'il rivaliserait avec le Britannia, celui de la Reine d'Angleterre. Sans oublier le célèbre «Trump Taj Mahal», le casino le plus cher jamais construit au monde, à Atlantic City.
Après une décennie de dépenses mirobolantes, la Trump Organization affiche un déficit terrifiant de 3,4 milliards de dollars. De quoi faire défaillir les comptables et avocats les moins impressionnables de la Grosse Pomme. Et pousser la société à déposer le bilan pour la première fois de son histoire. Donald Trump perd dans la foulée son Trump hôtel Plaza, son yacht, sa compagnie aérienne, ainsi que ses trois casinos à Atlantic City.
Il en faut plus pour achever le milliardaire qui a fait du «come-back» une religion. Un nouveau royaume renaîtra sur les décombres du premier. Une renaissance qu'il doit en partie à son statut de célébrité, mais aussi à sa vision du monde des affaires. Simple, binaire. Il suffit d'y croire pour que ça existe. La pensée magique.
Les mots, les chiffres, les gens: Donald Trump manipule tout et tout le monde à sa guise. Forbes et Bloomberg estiment sa fortune à 3 ou 4 milliards de dollars? Lui, il clame peser au moins 10 milliards. Pardon: DIX MILLIARDS DE DOLLARS. Quelle différence, après tout. Pour les investisseurs, les promoteurs et les électeurs, ces sommes sont aussi abstraites qu'une étoile du système solaire, qu'elle soit à 4 ou 10 milliards d’années-lumière.
Un siècle d'existence, et la Trump Organization a résisté à tout. A la conjoncture, aux crises - et même aux excentricités de son fantasque président. Fantasque, certes, mais taraudé depuis longtemps par la question très sérieuse de sa succession. Alors, pour s'assurer que son empire reste en mains Trump, le milliardaire a donné naissance à trois CEO et héritiers sur pattes. Donald Junior, Ivanka et Eric. Tous issus de son premier mariage, chacun formé dans un domaine différent du secteur immobilier. Par pure commodité.
S'il n'oublie pas que «la succession est généralement un désastre, que ce soit à cause de la jalousie ou pour autre chose», le patriarche n'a jamais caché son ambition: partager équitablement l'empire entre ses trois enfants. Tel un Charlemagne américain.
Depuis cette interview de 2013, ils sont pourtant deux à avoir quitté la Trump Organization. L'un pour devenir président des Etats-Unis. L'autre, désolidarisée du clan, pour mener une vie familiale paisible en Floride.
Autant de rebondissements qui n'empêcheront pas les quatre Trump de défiler sur le banc des témoins, ces prochaines semaines à New York, pour défendre leur nom et répondre des accusations de fraude généralisée. Leur dernier espoir de sauver l'entreprise, plus menacée que jamais par la destruction. Si elle n'est pas déjà condamnée à la «peine de mort», comme l'affirment des experts judiciaires.
A supposer que les appels des avocats de Donald Trump échouent, certains des biens les plus précieux du milliardaire menacent d'être liquidés à prix bradés. La Trump Tower de New York. Son golf de Bedminster. Et même son précieux club de Mar-a-Lago. Les chances de sauvetage sont minces. «Entre zéro et rien», estime carrément David Cay Johnston, auteur d'un livre sur Trump, dans DC Report. Soit.
Mais alors que plus de cinquante jours de procès attendent la Trump Organization dès lundi, force est de constater que le magicien Donald Trump, au fil de ces longues années d'affaires et de magouilles financières, a prouvé qu'il excelle dans l'art du come-back.
Et s'il fallait encore une preuve, une certaine «Trump Organization II», a vu le jour dans l'Etat de New York, le 21 septembre 2022. Le jour même où la procureure générale, Letitia James, annonçait l'imminence du procès contre l'ancien président et son entreprise. La magie, sans doute.