Un bâtiment de style Beaux-Arts, au toit de cuivre en forme de dôme, quelque part dans le centre-ville de Reno, Nevada. C’est ici, dans une salle d'audience aménagée dans une extension des années 60, où se tiennent d’ordinaire des procédures criminelles de routine, que se joue dans le plus grand secret ce qui restera peut-être comme l'un des procès les plus importants de la décennie.
Celui pour la succession d'un empire tentaculaire de plusieurs milliards de dollars, qui comprend la chaîne Fox News, le Wall Street Journal ou encore le New York Post. La prunelle des yeux de son fondateur, Rupert Murdoch, 93 ans. Un bébé pour lequel il serait prêt à passer sur le corps de ses propres enfants biologiques.
C'est d'une démarche chancelante, mais avec une détermination affichée, que le nonagénaire a grimpé les marches du palais de justice, tôt lundi matin, au bras de sa cinquième épouse. Prêt à affronter l'un des moments les plus décisifs de sa carrière, si ce n'est de sa vie tout entière. Flanqué de son fils aîné, Lachlan, ce premier groupe de Murdoch a bientôt été rejoint par le second. Les trois autres enfants devenus adversaires, Elizabeth, Prudence et James, escortés par un cortège de SUV noirs aux vitres teintées et une armée d'avocats.
A l'instar de nombreux couples célèbres d'Hollywood, soucieux de régler leur divorce dans l’intimité, le milliardaire d’origine australienne, qui réside principalement entre New York et la Californie, a choisi le Nevada. Un Etat idéal pour ses lois sur les successions, ses législations fiscales et son culte de la protection de la vie privée.
Pour comprendre l'ampleur du drame en cours dans cette salle d'audience, il faut remonter à 1999 et au divorce de Rupert Murdoch avec sa seconde épouse, Anna. Plutôt que de réclamer une plus grande part de la fortune du magnat des médias, la journaliste australienne a une idée - nettement plus avisée. Pousser son ex-mari à mettre en place un trust familial «irrévocable».
Les termes et l'objectif de cette fiducie sont simples: garantir l'avenir à long terme des quatre enfants de Rupert et les protéger contre toute action future de sa nouvelle et troisième épouse, en leur garantissant à chacun une part dans l'entreprise familiale après sa mort.
C'était sans compter sur le tempérament impitoyable et lunatique de Rupert Murdoch, qui s'amuse à attiser les rivalités et les conflits entre ses quatre enfants depuis leur naissance - au point d'inspirer une célèbre série télévisée, Succession. En novembre dernier, le magnat des médias prend tout le monde de court et une décision radicale. Révoquer le trust vieux de 25 ans, déshériter ses trois enfants et passer la main à un seul et unique successeur, Lachlan. Le fils prodigue, le plus proche de ses points de vue conservateurs et donc le plus à même, selon le patriarche, de perpétuer son héritage et sa vision.
En effet, considérés comme largement plus centristes que leur frère, James, Elisabeth et Prudence, s'ils restent à la tête du groupe, seraient susceptibles d'orienter la direction vers une position et un ton autrement plus modérés. Une idée qui fait frémir leur géniteur. C’est donc bien plus que des pourcentages et des parts de marché qui seront âprement discutés ces prochains jours dans le Nevada. Mais l'avenir idéologique tout entier du groupe.
Le milliardaire de 93 ans devra toutefois redoubler d'habilité et d'ingéniosité pour faire annuler cette fiducie, qui ne peut être modifiée qu'à une condition: tous les bénéficiaires doivent y trouver leur compte. Etant donné que trois enfants sur quatre ne sont pas de cet avis, Rupert Murdoch doit désormais convaincre que ces trois adultes, sains de corps et d'esprit, ne sont pas les mieux placés pour juger de leurs intérêts. Sacré défi en perspective.
Pour entendre les arguments des deux camps, un sixième homme jouera un rôle décisif. Edmund «Joe» Gorman, commissaire aux successions du comté de Washoe, désigné il y a quelques semaines pour trancher ce cas épineux.
C'est peu dire que cet avocat de profession, décrit comme «discret» aux «manières douces», mais à la vigueur et au souci du détail tranchants, s'apprête à prendre l'une des décisions les plus importantes de sa carrière.
C'est d'ailleurs ce souhait viscéral de l'avocat de garder profil bas qui explique en partie le niveau de confidentialité extraordinaire qui entoure tout le procès. Une affaire si secrète qu'elle est restée longtemps baptisée «The Doe 1 Trust» sur le site Internet du tribunal, sans plus de précisions sur les parties impliquées, leur identité, ni les points de discorde. C'est tout juste si l'on saura que cinq jours au moins sont prévus pour l'audience.
Un secret nécessaire, selon des documents judiciaires consultés par le Wall Street Journal, afin de ne pas mettre en danger les membres de la famille si des informations «privées et sensibles» venaient à être rendues publiques - mais qui fait bondir les plus grands médias américains. Privé d'accès au tribunal, un groupe constitué du New York Times, de CNN et du Washington Post est monté au créneau, arguant que «l’intérêt du public quant à savoir lequel des enfants de Murdoch lui succédera est immense».
Jeudi dernier, l'avocat Gorman a balayé ces arguments et réitéré son refus d’ouvrir sa salle d’audience et la quasi-totalité du dossier de l’affaire à la presse.
Une chose est sûre. Les conséquences du procès de Reno seront déterminantes. Non seulement sur les membres de la famille Murdoch, mais aussi et surtout sur l'avenir plus large du paysage médiatique et géopolitique américain. Si Rupert Murdoch remporte la mise et que son fils Lachlan rafle les parts de ses frères et sœurs, le réseau pourrait bien poursuivre, et même étendre, son approche ultra-conservatrice.
En revanche, si James, Elisabeth et Prudence font valoir leurs droits, le ton du réseau pourrait s'adoucir et se centraliser considérablement ces prochaines années. Y compris abandonner sa rhétorique climatosceptique et ses fausses théories sur une élection volée de Donald Trump.
Pour l'instant, à défaut de détails ayant filtré hors des murs épais de la cour de justice, l'issue reste incertaine. Bien que ce type de conflits familiaux débouche souvent sur un accord, l'affaire pourrait tout aussi bien se prolonger, si l'une des parties décide de faire appel de la décision de Joe Gorman.
«Ce genre de situation peut durer des années», a averti Molly LeGoy, avocate spécialisée en droit des successions à Reno, la semaine passée dans le New York Times. Un risque courant dans ce genre de batailles de fiducies familiales, qui, au-delà des considérations financières ou politiques, font souvent surgir des rivalités, des trahisons et des griefs émotionnels profondément enfouis. Autant de blessures dont la famille Murdoch, assurément, ne manque pas.