Il était une fois, une île-barrière. Un lieu protégé du monde terrestre et de la dure réalité par trois ponts-levis. Une bande de sable scintillante d'à peine 20 kilomètres de long pour 3 kilomètres de large. 240 jours d'ensoleillement par an, peu d'impôts, beaucoup de palmiers. Un refuge pour républicains fortunés désireux d'échapper aux frimas de l'hiver new-yorkais. Un nom qui évoque à lui seul l'odeur de l'eau de mer, du sable chaud et des dollars. Palm Beach.
Avant de devenir un lieu de villégiature pour requins et grandes fortunes, Palm Beach, c'est d'abord une terre sauvage. Des mangroves et des marécages où prolifèrent oiseaux et alligators. Du moins, jusqu'à l'arrivée d'un magnat des chemins de fer, Henry M. Flagler, en 1893, qui pousse les rails et son rêve de Riviera jusqu'à cette île déserte encore dépourvue de route. L'entrepreneur est le premier à y voir une aire de lancement parfaite pour un nouveau type de station balnéaire. Une Côte d'Azur à l'américaine.
Son «véritable paradis», comme décrit Henry Flagler, se retrouve aussitôt pourvu de deux villes distinctes, West Palm Beach, destinée aux employés, et Palm Beach, réservée aux clients, et de deux hôtels de luxe. Le succès est instantané. Les Vanderbilt, Rockefeller, Carnegie et autres dynasties de millionnaires affluent par bancs entiers, attirés par la promesse de ces grandes maisons aux toits de terre cuite et des eaux turquoises perpétuellement tièdes.
Un véritable concentré de capital, où millionnaires des chemins de fer et de l'acier, magnats de l'automobile, grands pétroliers, barons de Wall Street et de l'immobilier gambergent dans les mêmes piscines chlorées. Pendant la haute saison, qui s'étend de novembre à avril, «25% de la richesse en capital des Etats-Unis se concentre à Palm Beach», susurre un financier et résident hivernal de longue date, à Vanity Fair, en 2004.
«Un monde enchanté», soupire une habituée au début des années 2000, où tout le monde ne s'intéresse «qu'à être entouré de beaux objets et d'un bel environnement». Enchanté, raffiné, mais surtout hermétique. Recroquevillée sur lui-même, comme un Bernard l'Hermite. A Palm Beach, tout le monde se connait et fréquente les mêmes clubs. L'Everglades, le Bath&Tennis, le Mar-a-Lago, le Breakers... Millions, discrétion, bon goût et dress code sont de rigueur. Il s'agit de repérer les intrus.
Au Breakers, les invités sont priés de se vêtir en fonction du mobilier. Le règlement stipule que, passé 19 heures, ces messieurs arborent «vestes et cravates». Entre les pantalons blancs, pastel ou jaune d'œuf, la présence d'un jeans est le signe révélateur d'un touriste extraterrestre. D'ailleurs, à Palm Beach, il a longtemps été impossible de se dégoter un simple sweat-shirt.
Trillion, du nom de cette boutique sur Worth Avenue où le modèle le plus simple de pull en cachemire (disponible en 40 couleurs), démarre à 900 dollars.
Et pour se tenir au courant de l'agenda, des bals de charité et des potins, rien de tel qu'une édition toute fraîche du Palm Beach Daily News, l'hebdomadaire local, plus connu sous son petit nom, le «Shiny sheet» (la «feuille brillante»). Une lecture incontournable pour les gorges chaudes en soif de photographies d'hommes âgés en smoking et au sourire figé, une ravissante compagne au bras. Qui, elle, rajeunit d'année en année.
Le rêve aurait pu durer éternellement. Et puis, il s'est passé quelque chose. Un cataclysme qui trouble le socle confortable de cette haute-société insulaire. Le Covid-19. En moins de temps qu'il n'en faut pour dire «lockdown», des centaines de milliers de Nordiques en quête de liberté affluent vers le «Sunshine State». Pas moins de 675 000 personnes, rien qu’en 2021, dont près de 92 000 New-Yorkais. Pour beaucoup, des républicains libertaires et de jeunes fortunes. Un afflux colossal d’argent, d’enfants, de nouveaux restaurants... et, surtout, de maux de tête.
A Palm Beach, aujourd'hui, l’ambiance est nettement plus flashy. Un bataillon d'envahisseurs bronzés, de Lamborghini flamboyantes et de Rolls-Royce roses (si si, roses) défilent quotidiennement sur Worth Avenue et devant le centre commercial Royal Poinciana Plaza. Un spectacle insupportable, dans une ville habituée à une richesse discrète, élaborée, bien planquée derrière les haies finement taillées. «Certains aspects sont méconnaissables», déplore l'auteur Steven Stolman, habitant de longue date, à Vanity Fair, en 2023.
Entre vieilles fortunes et nouveaux riches, le choc est inévitable. D'abord, culturel et intellectuel. «Je déteste ce que c'est devenu maintenant», déplore un marchand d'art qui envisage de retourner définitivement dans les Hamptons, à la chroniqueuse mondaine Daisy Prince. «Palm Beach a été envahie par les débutants.»
Alors, la vieille garde s'accroche à ses ultimes privilèges, ceux que l'argent ne peut toujours pas acheter: l'adhésion à un club privé. Pour être admis, comptez toujours dix lettres de recommandation et des années sur liste d'attente.
«Palm Beach a toujours eu un certain snobisme», reconnait un autre local, dont la famille vient dans la région depuis plus de 50 ans, ayant requis l'anonymat pour ne pas offusquer ses voisins.
Ce n'est pas qu'ils soient méchants, les vieux Palm Beachers. S'ils ricanent face à la vulgarité de leurs nouveaux voisins, c'est qu'une autre émotion pointe derrière leurs lunettes de soleil: la peur de perdre ce qui fait le sel de leur joyau. L'identité tranquille de leur ville. Car, qui dit migration de masse, dit nouveaux problèmes logistiques. Ces Vikings de la côte Est ont braconné maisons, nounous, plages horaires de chirurgie esthétique et réservations au restaurant.
Palm Beach ne compte pour ainsi dire pratiquement aucun transport public. Aucun logement abordable. Presque pas d'écoles. «Des questions légitimes se posent», admet le procureur du comté, à Vanity Fair. Y'a-t-il les infrastructures nécessaires pour accueillir tout ce monde?
Chaque matin, ce sont désormais d'interminables bouchons qui s'étirent sur les ponts qui enjambent l'Intracoastal Waterway. D'honnêtes pères de famille millionnaires en route vers le travail, à West Palm Bach. La ville, autrefois malfamée, a connu une expansion et une gentrification hors norme. Les maisons et les complexes d'appartements ont poussé à une vitesse terrifiante. Le prix du moindre bungalow a explosé pour atteindre facilement les 2 millions de dollars.
La bataille entre vieille et nouvelle école ne date pas d'hier. En 1983, le New York Times exposait déjà une «guerre des classes» entre les ultrariches de Palm Beach. «Chaque vague de nouveaux arrivants ayant pris pied sur le récif bordé de palmiers est assurée d'attirer d'autres personnes aux plumes brillantes. Des oiseaux de passage, à mépriser agréablement comme des arrivistes.»
Une guerre amorcée par nul autre que Donald Trump, au milieu des années 80. Lorsque cet insolent promoteur immobilier s'offre le manoir de ses rêves, Mar-a-Lago, pour le transformer en club privé ouvert aux Juifs, aux Noirs, aux homosexuels et à tous ceux qui en ont les moyens - au nez et à la barbe des clubs historiquement ultra-fermés de l'île.
S'il vit toujours dans son club adoré, n'espérez pas voir l'ancien président vagabonder dans les ruelles dorées de Palm Beach en savourant un cornet de glace vanille. «Il mange à Mar-a-Lago», explique un local. Et on le croise très peu en ville.
Si les habitants sont trop polis pour se plaindre des adeptes MAGA qui sillonnent les rues en agitant des drapeaux américains arborant la tronche de leur célèbre voisin, s'ils n'aiment évoquer ni les croix gammées projetées sur les bâtiments publics ni les paquets de dépliants antisémites jetés dans les allées et les pelouses du comté, en ville, la présence de Donald Trump flotte partout. Le fantôme de Palm Beach. En plus blond et plus orange.