Rome, 2002. Un pouce levé émerge du jet privé. Le prince de Naples lève ses yeux, très bleus, vers le ciel de décembre. Ils glissent vers le tapis de journalistes amassé à ses pieds pour l'accueillir. Son premier pas sur le sol italien est hésitant. Pas tant pour le poids du symbole que parce que, deux mois plus tôt, il s'est fracturé une vertèbre lors d'un accident de rallye en Egypte. Rien qui ne puisse le décourager de retrouver, enfin, son pays d'origine. «C’est une page historique, je n’ai pas de mots pour exprimer mes sentiments en cet instant», lâche-t-il, ému, sur le tarmac.
Une page «historique», c'est peu de le dire. Voilà des décennies que son grand-père, son père et sa mère et toute la maison de Savoie fantasmaient sur un possible retour sur leur terre d'origine. Tous sont morts sans avoir connu la fin de leur exil. La mère de Victor-Emmanuel, la princesse Marie-José, décédée en février, l'aura manqué de peu.
56 ans plus tôt. Un petit garçon aux boucles blondes et aux joues rebondies (qui lui valent le surnom de «Bouddha») observe s’éloigner, depuis le pont d'un navire, le pays dont il aurait pu devenir le roi. Victor-Emmanuel n’a que 9 ans.
Quelques jours plus tôt, le 2 juin 1946, c'est la république que les Italiens ont choisie. En vacances dans leur villa «Maria-Pia» de Naples, Umberto II et sa femme Marie-José savent ce que cette décision implique. Eux qui règnent sur l'Italie depuis seulement 35 jours, resteront, à jamais, «le roi et la reine de mai». Ils doivent quitter le pays. Et vite.
Eux qui ne sont désormais plus qu'un rappel gênant et douloureux des accointances de la dynastie des Savoie avec le fascisme de Benito Mussolini. Les voilà bannis. Leur exil acté noir sur blanc dans la Constitution. «Il est interdit aux anciens rois de la maison de Savoie, à leurs épouses et à leurs descendants mâles d'entrer et de séjourner sur le territoire national». Victor-Emmanuel, lui, n'a que vaguement conscience de tout ça.
Après un court séjour au Portugal, c’est en Suisse que l'héritier du trône disparu, sa mère et ses deux soeurs trouvent refuge. Le cadre? Une jolie villa louée à Merlinge, dans le canton de Genève. On a fait pire, comme exil.
Après des études à Lancy, puis à Genève, le jeune prince de Naples s’envole pour les Etats-Unis. Peu séduit à l'idée de bosser pour les autres, mais bien décidé à trancher avec la paresse coutumière aux héritiers royaux, Victor-Emmanuel revient finalement en Suisse quelques mois plus tard pour ouvrir son propre bureau. Son trône, il ne va pas l'attendre sans rien faire. Alors son credo, c'est: «Qui vivra, verra... et succèdera quand il faudra.»
Dans l'intervalle, il fait fructifier ses affaires. Consulting pour des entreprises étrangères, vente d'hélicoptères, immobilier ou encore pipe-lines. Entre deux contrats, Victor-Emmanuel, qui se définit comme un «homme comme les autres» vu qu'il bosse comme tout le monde, considère qu'il a bien le droit de s'amuser.
Pour croiser ce flambeur de prince, amateur de vitesse et de sensations fortes, il faut traîner dans les soirées huppées de Saint-Tropez ou de Crans-Montana. C'est dans la station valaisanne qu'il croise la route de Marina Ricolfi-Doria, à la fin des années 50. Ce n'est pas tout à fait la première fois. Petit garçon, le prince a partagé un goûter d’enfants avec cette Genevoise d'origine italienne, fille d'un magnat de l'agro-alimentaire, à Cran-sur-Sierre.
Bien des années ont passé. Désormais, il y a de quoi rester pantois devant cette championne du monde de ski nautique multi-médaillée. Des cuisses et un caractère d'acier, un mélange de grâce et d'audace, des yeux de la couleur de l'eau sur laquelle ses skis semblent voler. Une dure à cuire, aussi. En 1962, le crash de Ferrari du couple contre un arbre se solde, pour elle, par trois mois à l’hôpital de Lausanne. Par miracle, Marina se remet de ses 21 fractures sans aucune séquelle.
Alors, ce sera elle, et pas une autre. Qu'importe si leurs fiançailles ne sont pas du goût de son père de roi ni des édits royaux, qui exigent tous deux un mariage avec une jeune fille de sang royal. Qu'importe encore si, en 1964, alors que son couple avec Marina semble condamné aux limbes des fiançailles éternelles, Victor-Emmanuel est contraint d'assister, les dents serrées, au mariage de son cousin Amédée d’Aoste avec Claude de France. Une union royale, elle, qui pourrait faire du cousin l’héritier tant désiré de la couronne italienne. Le début d'une guerre entre deux maisons royales, entre Savoie et Aoste, qui perdure depuis.
En 1969, après dix ans de tergiversations, décision est prise. Victor-Emmanuel tente le tout pour le tout et élabore un stratagème. Culotté, pour le moins. Il s'auto-proclame roi et crée un titre de duchesse sur mesure pour sa fiancée. Leur mariage civil aura lieu à Las Vegas (quoi d'autre?) en 1970, les noces religieuses un an plus tard, à Téhéran, en présence du shah. Et, cerise sur le gâteau, une réception dans les salons de l’Intercontinental de Genève, où pas moins de cinq buffets - français, polynésien, italien, campagnard et chasseur - régaleront les 900 convives.
Dès lors, si une partie des royalistes italiens ne considèrent depuis plus Victor-Emmanuel comme un héritier potentiel, ses partisans, eux, continuent à marteler qu'il n'a jamais annoncé son intention de renoncer à ses droits sur le trône italien.
Ce qui n'empêche pas le prince et sa femme d'installer leur nid d'amour en Suisse. Direction Vésenaz, où il leur faudra quatre ans pour ériger «la casbah», une bizarrerie architecturale avec piscine intérieure et extérieure, bar à fermeture électrique, salle de cinéma, garage bien fourni, sans oublier les 260 armes de collection de l'armurerie.
Et pour profiter des vacances avec le petit Emmanuel Philibert, né en 1972, il faut bien une poignée d'autres demeures somptueuses. Le chalet de ski à Gstaad, bien sûr, mais aussi la tristement célèbre île de Cavallo, en Corse, où les vacances d'été de 1978 se solderont par un tir de fusil, la mort d'un jeune Allemand, et un procès retentissant pour Victor-Emmanuel, acquitté en 1991.
La Suisse restera le point d'ancrage du prince de Naples et de sa famille. La fin de son bannissement, en 2002, obtenue après de longues années de procédures judiciaires et à la condition sine qua non qu'il jure fidélité à la République, n'y changera pas grand-chose.
Dès lors, Victor-Emmanuel fera plusieurs fois l'aller-retour entre Genève et Rome, dont le mariage en grande pompe de son fils avec l'actrice française Clotide Coureau, en la basilique Santa Maria degli Angeli e dei Martiri et la présence d'un millier d'invités.
C'est aussi à Rome que se réfugiera le prince lors de son arrestation, en 2006 - cette fois-ci, pour association de malfaiteurs, corruption et proxénétisme présumés dans la gestion d’un casino près du lac de Côme. Ironie du sort, malgré sa relaxe, la justice lui impose brièvement de ne pas quitter le territoire italien.
Mais c'est finalement dans son pays d'adoption et aux côtés de sa Marina, que Victor-Emmanuel a tiré sa révérence, quelques jours avant son 87ᵉ anniversaire, ce dimanche. «A 7h05 ce matin, 3 février 2024, Son Altesse royale Victor-Emmanuel, duc de Savoie et prince de Naples, entouré de sa famille, s’est éteint paisiblement à Genève», indique un sobre communiqué transmis aux médias samedi, en fin de journée.
Malgré toute la patience du monde, Victor-Emmanuel n'aura finalement jamais succédé à son père sur le trône d'Italie. Ce qui ne l'a pas empêché de prendre les mesures nécessaires. Si d'aventure la maison de Savoie remonte un jour sur le trône d'Italie, c'est sa petite-fille, Vittoria, la «princesse rock'n'roll», qui viendra semer la zizanie à la place de son grand-père.