watson est aux Etats-Unis pour humer l'atmosphère, à deux mois de l'élection présidentielle. La bonne blague. Ambitionner de raconter l'Amérique, c'est croire que l'on peut résumer la théorie de la relativité en un seul tweet. Pour s'en rendre compte, il suffit par exemple d'atterrir à Miami et d'avaler du bitume pour rejoindre la Géorgie. Onze heures de route, c'est relativement peu pour passer des corps atrophiés des plages de Fort Lauderdale, aux pelouses taillées au rasoir du discret comté de Barrow, à cinquante miles d'Atlanta.
Allez savoir, au lieu de tutoyer la capitale économique (et le lieu de naissance de Kanye West), on s'est jeté sur Athens, petite et bouillonnante ville estudiantine de 130 000 habitants. Ashley, la barista de l'hôtel dans lequel nous avons déposé nos espoirs pour la nuit, nous le dira plus tard: «Athens, c'est une goutte bleue inespérée dans un océan de rouge». Comprenez par là que la région est profondément conservatrice.
Quelques heures plus tôt, alors que l'on vient de franchir la frontière de la Floride et de réserver la chambre, nos téléphones se mettent à vibrer sur le tableau de bord de cet immense SUV Ford Explorer noir, qui nous protège d'on ne sait trop quoi. Les médias américains sont en panique: un individu est en train de faire un carnage dans un lycée de Géorgie. Plus précisément à Winder, autrement dit à une vingtaine de kilomètres de notre destination.
Les informations tombent dru. Quatre morts, de nombreux blessés et un tireur âgé de quatorze ans, qui était déjà dans le collimateur du FBI. Des mamans pleurent de rage au micro des télévisions locales. Kamala Harris et Donald Trump réagissent. L'inexorable débat sur les armes reprend de plus belle. De notre côté, nous venions de découvrir, avec une cruelle naïveté, les spécialités de ce coin du sud-est - à savoir les pêches et les noix de pécan.
Athens est encore à plus de cinq heures de route et l'Amérique la plus sombre nous saute au visage comme elle le fait toujours: violemment et par surprise.
Il est près de 22 heures lorsque la serveuse du troquet dans lequel on rassemble enfin nos esprits cherche les mots justes pour évoquer ce qui vient de se passer à même pas trente minutes d'ici: «C'est dramatique... je veux dire... on n'a pourtant pas l'habitude de tout ça dans le coin. C'est nouveau pour moi».
A ce sujet, notre interlocutrice, 28 ans et farouchement démocrate, n'attend pourtant pas grand-chose du prochain président ou de la prochaine présidente des Etats-Unis. Une problématique «profondément ancrée et qu'il paraît impossible à combattre». Les flingues font partie du quotidien des Américains, à l'instar des matchs de la NFL, des sodas géants et des publicités de cabinets d'avocats aux abords des highways. Le pays où la liberté des uns ôte parfois la vie des autres. Une «drôle de journée en tout cas», nous lâchera la jeune serveuse, avant que l'on s'enfonce dans le sommeil.
A l'aube, on décide de rejoindre l'Apalachee High School et les lieux du drame. Faire cette trentaine de minutes de route entre le comté de Clarke et celui de Barrow, c'est passer du bleu au rouge. De la cité universitaire cosmopolite, excitée par la candidature de Kamala, aux propriétés cossues et proprettes d'une classe moyenne rurale, qui roule pour Donald. En 2020, 71% des électeurs de ce comté, à majorité blanche et familiale, ont voté républicain. Un citoyen sur cinq y possède un flingue, nous rappelle aussi le New York Times.
En nous tendant notre premier café du matin, la barista de l'hôtel nous résume cette féroce réalité géographique, avec un sourire en coin qui en dit long:
Sur place, ce décor affreusement ordinaire, celui que tout le monde a déjà vu passer au moins une fois au détour d'un journal télévisé. Une demi-douzaine de bâtiments, un stade, un parking, un gigantesque drapeau américain en berne. Il est 8 heures du matin et les médias de tout le pays semblent avoir campé sur le campus. Au cœur du complexe scolaire, derrière les fameuses banderoles jaunes de sécurité, une grappe de voitures de police garde l'entrée du lycée, fermé jusqu'à nouvel ordre.
La région se réveille avec la plus grande gueule de bois de son histoire récente et il règne un silence assourdissant. Quelques rares riverains se fraient un chemin pour tenter de réaliser ce qu'il vient de se dérouler, à deux pas de chez eux. Des curieux, aussi, de passage dans le coin. Les bouches sont cousues. Ou presque.
Les quelques discussions que l'on entame autour de l'Apalachee High School ne porteront pas sur l'épineux débat sur le port d'armes. On comprend d'ailleurs assez vite qu'ici, le deuxième amendement de la Constitution n'est pas responsable des mass shootings. Un classique, dans l'argumentaire républicain. Ce qui n'empêche pas les rares badauds de se montrer traumatisés par la tuerie qui a secoué leur tranquille bourgade.
De l'autre côté de la route, pile en face du lycée, une baraque grisâtre affiche sans trembler ses couleurs politiques. Un panneau Trump vient perturber la parfaite tonte du gazon et un homme d'un certain âge, torse nu, lorgne discrètement le campus depuis son balcon. Il nous enverra paître lorsqu'on lui demandera deux minutes pour répondre à quelques questions.
Avant de reprendre la route en direction du nord du pays, dernier stop à l'hôtel, histoire de s'acquitter de ces satanées taxes qui font enfler ici toutes les factures. Alors qu'Ashley nous prépare le dernier jus de chaussette de notre escapade géorgienne, elle s'excuse comme si elle parlait au nom de la Maison-Blanche: «Une tuerie de masse, ce n'était pas le meilleur des accueils, je suis désolée pour ça. Notre pays n'a pas que des qualités, n'est-ce pas? J'espère que le reste de votre voyage sera plus doux». On conclut l'échange avec le traditionnel jeu des pronostics, à deux mois d'un tournant politique:
De notre côté, on quitte Athens avec une assurance: pour être en mesure de raconter (un petit bout de) l'Amérique, il faut avoir la patience d'attendre qu'elle s'exprime. Prochain arrêt, Indianapolis.