16h30. Un Negroni et un «Touch of violets» chez Green Lantern. Le bar est vide, le calme plat et l'ambiance digne d'une fin du monde. Un soir de semaine presque comme les autres à Omaha, Nebraska. Si une cliente ne venait pas tout juste de passer la porte pas en brandissant fièrement son badge «I Voted». Autrement, pas un quidam avec qui bavarder politique. On s'attendait à un peu plus d'excitation, un soir d'élection présidentielle.
En agitant son shaker, les yeux rivés au plafond, le serveur marmonne son ras-le-bol de cette campagne interminable. Après deux mois et demi à bassiner notre lectorat avec la présidentielle, on lui confesse que nous aussi.
17h30. On noie notre désarroi dans une Margarita chez M's Pub. Juste à côté, une famille accoudée au bar, pins «I Voted» accrochés sur le sweat-shirt ou la chemise, est venue s’enfiler verres de Chardonnay et shots obscurs pour fêter l'election night.
Tout en léchant le sel sur le rebord de notre Margarita, on observe avec intérêt et un poil de plaisir coupable le ton monter légèrement entre deux femmes assises tout près. Deux connaissances. Une mère de famille et une blonde maigrichonne, affublée d'un chapeau de cow-boy.
L'échange, tendu mais courtois, s'arrêtera là. L'heure n'est plus aux disputes. Les bulletins sont dans les urnes.
18h30. Un Gin tonic chez Billy Frogg's. On aurait quitté le bar si la tenancière à la voix enrouée n’était pas adorable et Britney Spears diffusée en fond. Les yeux rivés sur notre gobelet en plastique, on écoute distraitement nos voisins faire connaissance. Le type vend des sapins. Son interlocutrice tente de percer dans la musique. Les deux inconnus ne se risqueront pas à évoquer le thème brûlant de la présidentielle.
19h30. On poursuit avec un «Anna Wilson» chez Wilson and Washburn. Un silence de mort règne dans le bar, alors que nos voisins de gauche et de droite, les bras croisés contre la poitrine et l'air dépité, ont les yeux rivés sur la chaîne CNN, qui égraine les premiers résultats. On demande à Dave, sexagénaire originaire d'Omaha, qui revient tout juste d'un séjour de trois semaines en Europe, quel est son pronostic. A ce stade, les projections donnent déjà Trump en tête.
Dave hausse les épaules. Il a voté Harris. Mais à contre-coeur. «Selon moi, il y a deux thèmes que ni l'un ni l'autre n'ont abordé et qui étaient pourtant indispensables. L'éducation et l'assurance-maladie», regrette-t-il. Nous parlerons longuement des Etats-Unis. Ce pays qu'il a parcouru en long, en large et en travers et qu'il aime profondément. Peu importe ce qu'il en advient - et quel candidat finit à la Maison-Blanche.
20h30. Comme il n'y a pas que l'alcool dans la vie, on fonce s'enfiler un burger chez Omaha Tap House. Le «Hangover», avec oeufs au plat, cheddar et röstis - on n'est jamais trop prévoyant. Attablé à notre gauche, Dan, la vingtaine, s'enfile une poignée de pretzels autour d'une bière.
Lui, il n'a pas voté. Serveur dans ce même restaurant, sa participation civique s'est cantonnée à remplacer un collègue pour lui permettre de filer dans le bureau de vote le plus proche. «La politique, c'est pas trop mon truc», admet ce très jeune père de famille, dont le premier fils est né quand il avait 17 ans. Désormais fraîchement marié avec une immigrée du Guatemala depuis deux mois, il ne sent pas plus démocrate que républicain.
«Je ne m'y retrouve pas. C'est trop binaire, tout ça. Des gens biens plongent dans la drogue, font des bêtises, et ils se retrouvent marginalisés. Hors du système. Mon sentiment, c'est que les politiciens ne font pas assez attention à ces gens-là. On n'en parle jamais.»
21h30. L'heure d'un shot de glucides chez Insomnia Cookies. Surtout, l'occasion de demander à Bryan, derrière le comptoir, s'il a voté. «Yep!» approuve-t-il en façonnant nos boules de glace.
22h00. Nous achevons notre tournée par un ultime Gin (non terminé) au Dubliner Pub. Même dans cette cave obscure, une succession d'écrans de télévisions affichent l'évolution des votes en temps réel. Le serveur, Cassidy, observe les Etats se parer de rouge et de bleu avec un air étonnamment serein. Il confesse, avec un sourire en coin, avoir voté pour Jill Stein, du parti écologiste, même s'il avait conscience d'emblée qu'elle ne passerait jamais.
A notre gauche, Olivier et Chris, originaires de l'Etat d'Alabama où ils travaillent dans une entreprise dans la tech, ont tous deux voté pour Kamala Harris. Ils assistent à la défaite de leur candidate d'humeur égale et avec une relative indifférence.
Quant à Chad, originaire du Texas et en voyage d'affaires dans le Nebraska, il a voté sans hésitation pour Donald Trump. Alors que Joe Biden suscite chez lui tout juste un soupir exaspéré, la candidate démocrate n'a même pas traversé l'esprit de l’entrepreneur. Le républicain s’imposait comme le choix le plus logique pour son business.
Il faut croire que nous avons fait une drôle de tête, car Chad coupe court. «Bah, j'aime pas parler de politique!» balaie-t-il.
Son candidat de coeur a gagné. Mais ce soir, Chad ne laissera pas éclater sa joie. Soulagement? Lassitude? Fatigue? Résignation? Comme pour le pays, sans doute un mélange brouillon de tout ça.