Son élection est à l'image de son ascension politique: calme, intelligente, subtile, sans friction, ni fausse note.
Au milieu des câlins et des cris de joie des démocrates - une bonne humeur assez rare pour être notée -, Hakeem Jeffries a été élu à l'unanimité pour succéder à Nancy Pelosi. Une élection remportée avec minutie, vote après vote, après des années de manœuvres pour s'assurer le soutien de chaque bloc influent du parti.
Trente ans séparent la «speaker» historique de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, de son successeur. Mais pas que. A bien des égards, Jeffries et Pelosi ne pourraient pas être plus différents. On murmure qu'ils auraient entretenu des rapports «tendus» - la présidente étant bien consciente que les ambitions politiques du jeune natif de Brooklyn ne se réaliseront qu'avec la fin des siennes.
Une chose est sûre: Hakeem Jeffries s'apprête à souffler un vent de fraîcheur sur la poussiéreuse Chambre des représentants. Son style dénote. Pas seulement pour ses choix vestimentaires audacieux - qui associent chaussettes et cravate rose tendre.
Ni pour être l'organisateur de «Hip-hop on the hill», évènement qui remue chaque année le Capitole à grand renfort de DJs. Ni même pour faire parvenir à ses collègues du Congrès des cheesecakes de chez Junior's - dessert iconique de Brooklyn - avant chaque période de vacances.
Calme, discipliné, Jeffries est surtout reconnu par ses pairs pour être cet «insurgé politique à la langue acérée», qui se passe aisément de notes. Un tout-terrain. Aussi susceptible de citer des versets de la Bible que les refrains de rap. Aussi à l'aise dans un prestigieux cabinet d'avocats d'affaires que dans son Brooklyn natal, dans lequel il vit encore aujourd'hui.
Ce fils d'une assistante sociale et d'un conseiller en toxicomanie a grandi dans le quartier de Crown Heights, plaque tournante de la classe ouvrière et pas encore cette enclave hipster embourgeoisée. Le cœur du Brooklyn bouillonnant des années 80 et 90. Un haut lieu de culture et d'activisme noir, mais aussi de crimes et de troubles, alors que New York se débat avec l'épidémie de crack.
Après un diplôme en droit à l'université de New York, Jeffries devient l'un des rares jeunes avocats noirs dans le département contentieux du cabinet Paul Weiss. A son tableau de chasse? Le procès spectacle du Super Bowl de 2004, lorsque Justin Timberlake a brièvement exposé la poitrine de Janet Jackson en direct à la télévision - le fameux «dysfonctionnement de la garde-robe» qui a secoué le monde du divertissement et introduit le terme dans le langage populaire.
Jeffries goûte une première fois à la politique en 2006, à la législature de l'Etat de New York. Ses combats? La lutte contre la gentrification, le droit à un logement abordable, à l'avortement et l'assurance-maladie pour tous. Mais on le trouve aussi à l'avant-garde des efforts de lutte contre l'injustice raciale.
Six ans plus tard, le New-Yorkais lorgne Washington. Pendant sa campagne, on aime à le considérer comme un «Barack Obama de Brooklyn» - titre qu'il rejette, se trouvant trop peu de ressemblances professionnelles avec le président d'alors.
Elu au Congrès en 2012, Jeffries évolue lentement, mais sûrement. Jusqu'à atteindre le poste très convoité de président du caucus démocrate, cinquième titre de direction le plus élevé au sein de la Chambre des représentants. Ce qui lui vaut de figurer depuis longtemps sur la liste restreinte des successeurs de Nancy Pelosi, en poste depuis plus de 20 ans.
Jeffries travaille et attend. Ronge son frein. Envisage de partir. Se laisse tenter par un bref flirt avec la mairie de New York, en 2015, où des alliés politiques le pressent de déposer sa candidature.
Et puis, en 2016, Donald Trump est élu.
«Il n'y avait pas de moment plus important pour être au Congrès des Etats-Unis», conclut Hakeem Jeffries au Time.
Le jeune politicien se sent le devoir de défendre la «menace existentielle» qu'incarne Trump pour la démocratie. Il tiendra parole.
Sa participation au premier procès en destitution du président le catapulte sur la scène politique nationale. Notamment pour son interprétation, en pleine plaidoirie, des paroles du rappeur natif de Brooklyn, The Notorious B.I.G, abattu à Los Angeles en 1997.
Ce doux mélange de «politique libérale et de fanfaronnade juvénile de Brooklyn», noue des relations avec des personnalités de l'establishment démocrate à Washington, tout en naviguant dans la gauche ascendante (et dans l'arrière-cour).
Il s'avère moins à l'aise pour négocier avec l'aile gauche militante de son propre parti qu'à trouver des compromis avec le camp adverse - dont le gendre de Donald Trump, Jared Kushner - pour faire adopter des réformes de la justice pénale en 2018.
Ce ton «résolument libéral» et «extrêmement pragmatique» attise la méfiance de plusieurs progressistes, voire une hostilité chez les démocrates les plus à gauche.
«Plier le genou.» Une référence à Game of thrones que Jeffries aime à emprunter. Aussi bien que la phrase «If you don't know, now you know» («Si vous le saviez pas, maintenant vous le savez» de The Notorious B.I.G) qu'il a fait broder sur un coussin de son bureau de Washington.
Le scepticisme de ses alliés les plus hostiles pourrait être l'un des premiers et des plus épineux défis du speaker fraîchement élu, alors qu'il vient de prendre les rênes d'un parti en pleine mutation. Sans compter qu'il naviguera dans une Chambre où son parti ne sera plus majoritaire. Et alors que les Etats-Unis attendent frileusement de voir si le cœur de leur démocratie palpite encore. Au moins un peu.