Philip Jaffé, les images d'Abdalmasih H., marchant ou trottinant dans un parc un couteau à la main, ne cessent de circuler. Comment expliquer qu’une personne décrite comme calme puisse à ce point tourner?
Au vu des informations, je pense que cette personne souffrait d’un trouble psychologique profond durant les jours qui ont mené à cet événement.
Essayons de comprendre ce que cela signifie. Depuis deux mois, des témoins l'avaient repéré, car il se rendait chaque jour sur le même banc du quartier du Pâquier, à Annecy. Comme le rapporte le Dauphiné, il ne faisait montre d’aucun signe d’agressivité apparent. Son acte semble d’autant plus soudain.
Vous savez, ça ne se lit pas sur les visages que les gens sont très troublés mentalement. On peut supposer qu’étant donné son vécu totalement marginalisé, c’était un homme en perdition, avec une situation personnelle extrême – sans l’excuser. Et surtout, avec une capacité mentale à faire face à ce qu’il vivait intérieurement qui n’était pas suffisante.
Mais la violence est-elle la réponse la plus commune?
Non, à ce moment-là, il y a toutes sortes de facteurs qui sont absolument impossibles à prévoir. Vous pouvez vous écrouler à terre, devenir catatonique et pleurer sans discontinuer.
Alors pourquoi l’extrême violence?
Il n’y a vraiment pas d’explication. Ce sont des cassures mentales. Certes, tout le monde ne passe pas par là. Mais il est inexplicable pourquoi ça a pris cette forme-là plutôt qu’une autre. Il n’était peut-être même pas focalisé sur les enfants…
C’est la question qui est sur toutes les lèvres… Les victimes sont quatre enfants et deux personnes d’une septantaine d’années. L’on a l’impression qu’il avait une idée fixe sur ses cibles.
Je ne peux pas l’expliquer. S’il y avait eu des poulets, il s’en serait peut-être pris à ceux-ci, car ce sont les plus petits à cet endroit. Difficile à dire. Ce que je ne peux pas dire, dans tous les cas, c’est que dans son esprit, il s’en est pris à des enfants, car son geste apparaîtra comme un acte de vengeance sur de petits êtres vulnérables. C’est impossible de le dire à l’heure actuelle.
En effet, les événements sont récents… impossible de s’avancer…
Décortiquer les motivations et le comportement prendra des mois. Si tant est qu'on arrive à une explication – l’on n’arrive pas toujours à saisir ce qui anime les individus.
Le fait que parmi les victimes, il y ait des enfants de bas âge, fait «rarissime» selon les mots du Parisien, cela donne une dimension particulière à ce drame…chercher une explication rationnelle semble être le réflexe premier.
C’est juste, on peut le faire, mais de là à expliquer son geste, il faut être prudent.
Nous arrivons souvent à des conclusions qui paraissent évidentes. Par exemple: «Il s’en est pris à des enfants parce que ça fait plus mal, car il y a un symbolisme derrière…»
Document BFMTV - Attaque au couteau à Annecy: les images de l'arrestation de l'agresseur pic.twitter.com/OoD1Cv0u6b
— BFMTV (@BFMTV) June 8, 2023
Je pense qu’il est mieux de partir de ce qui est le plus probable, soit qu’il y avait une énorme confusion mentale chez cet homme, et énormément de processus psychiques qu’il ne pouvait pas maîtriser. Et au vu de son histoire et des événements récents, on ne peut pas encore établir de liens avec son propre enfant…
Il était en effet lui-même père d’un enfant de trois ans. La question du lien avec cette filiation se pose. Ne pense-t-on plus à son propre enfant lorsqu'on commet l'impensable?
Non, à ce moment-là, on n’est plus dans une réflexion, mais dans une explosion qui n’est pas maîtrisable.
C’est un fouillis mental.
Et comment pourrait-on définir cet état de fouillis mental en psychologie?
Ce pourrait être une décompensation psychique avec passage à l’acte.
Expliquez-nous...
Une décompensation psychique signifie que les mécanismes mentaux qui maintiennent une personne dans un état fonctionnel lâchent. Tout ce qui permet à un individu d'affronter des crises émotionnelles fortes, des traumas, ou encore de rester au contact de la réalité, de ne pas délirer ou devenir paranoïaque, lâche. Le résultat est que le contrôle de ses actions ou de son comportement est fragilisé, ou tout simplement absent.
Et en ce qui concerne les enfants blessés: la question du traumatisme se pose. Comment vit-on et intègre-t-on un tel événement à cet âge? Quelles traces en garde-t-on dans la suite de sa trajectoire de vie?
La règle est que plus on est petit, moins on est susceptible d’être traumatisé. On est protégé par son jeune âge.
Est-on susceptible d’emprisonner ces événements dans l’inconscient jusqu’à maturité?
Là aussi, c’est un peu difficile à dire avec certitude. Peut-être que lorsqu'ils grandiront, certains enfants abriteront un vague sentiment lié à cela. Mais je dirais que la gestion d'un tel choc est plus en lien avec ce que les adultes vous disent, leur ressenti. Tout dépend de ce que l’enfant absorbera des adultes plus tard. Il s’agit moins de leurs propres souvenirs, que de ceux des adultes.
Sans forcément évoquer le cas d’Annecy, la gestion d’un choc à un très jeune âge dépend donc, en grande partie, de la façon dont les adultes leur en parlent?
Bien sûr. Je pense que c’est essentiellement là que se joue leur bien-être futur. Cela dépendra de la façon dont les parents seront soutenus et guidés dans la gestion de cet événement.
L'enfant, au vu de son jeune âge et du passage du temps, n’aura pas ressenti les choses aussi dramatiquement.
Et pour les enfants qui ont été spectateurs, ou qui étaient dans un entourage proche du drame?
C’est un peu la même chose, si ce sont de petits enfants.
Si je me mets à leur place, ce sont des images qui marquent.
En parlant des témoins, d’ailleurs… Une personne a tenté de retenir l'agresseur. Comment expliquer les différences de réactions selon les individus? Comment expliquer qu’une personne trouve le courage de s’interposer?
En ce qui concerne la réaction des individus lorsqu’ils observent des crimes, il y a beaucoup de théories liées à la psychologie de groupe. Il y a des personnes qui restent tétanisées, d’autres qui font des choses bizarres. L’on a même vu un cas où une personne a sorti un sandwich de son sac, qu'il a commencé à manger. Certains réagissent de manière que l’on perçoit comme appropriée, comme des héros, mais eux-mêmes ne savent pas pourquoi et comment ils se sont mis en «mode action».
Quels éléments doivent être réunis pour réussir à faire face à une menace?
Certaines théories décomposent le processus en étapes. Il y a l’observation de ce qu’il se passe, l’encodage de l’information (ou traitement de l’information), et ensuite, éventuellement, une réaction. C’est une théorie qui explique comment le cerveau fonctionne.
Merci de votre éclairage. Un mot pour la fin?
J’ai une pensée pour ces enfants et ces familles qui doivent gérer des événements dramatiques et hors du commun. Et pour paraphraser ce qu’a dit Obama, je pense que beaucoup de parents serreront leurs enfants un peu plus fort dans leurs bras ces prochains jours.