Plus rien ne semble pouvoir empêcher l’arrivée de Geoffroy Lejeune, estampillé «extrême droite», à la tête de la rédaction du Journal du dimanche (JDD). Cinq semaines de grève – cinq! – n’auront pas fait plier l’actionnaire, le milliardaire Vincent Bolloré, futur propriétaire de cet hebdomadaire dominical racheté au groupe Lagardère. Ce dernier, Bolloré étant toutefois à la manœuvre, a annoncé lundi:
Avec son look de jeune type un brin bohème retapant une chaumière normande le week-end en compagnie de potes parisiens, Lejeune, 35 ans, promu directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles en 2016, avait confirmé le virage résolument identitaire et provocateur pris en 2012 par ce magazine.
Passionné de politique, auteur en 2015 d'Une élection ordinaire, un livre dans lequel il imaginait un scénario amenant Eric Zemmour à l'Elysée, Geoffroy Lejeune, caractéristique de cette frange de la jeunesse qui pense que la gauche et la droite ont trompé les Français sur l'état réel de leur pays, sent le soufre. Il est l’ami d'enfance de Marion Maréchal, plus extrême que sa tante Marine Le Pen, et une sorte de pygmalion d'Eric Zemmour, l’ex-candidat à la présidence de la République pour qui «l’islam est incompatible avec la France» et qui avait proposé la création d'un ministère de la remigration.
Marion Maréchal, Eric Zemmour: des profils auxquels ne veut en aucun cas être associée la rédaction du JDD, un hebdomadaire de centre droit sans aspérités, «traditionnellement proche du pouvoir, un particularité française propre à certains titres, on peut citer Paris Match», note Alexis Lévrier, historien de la presse. Le mythique Paris Match, bientôt lui aussi dans l’escarcelle de Vivendi, le groupe de Vincent Bolloré – pour pouvoir acquérir Paris Match, celui qui a fait fortune dans l'industrie et la finance a dû se séparer du magazine Gala, en conformité avec les règles européennes veillant à la pluralité des médias.
«On sait très bien comment Bolloré fonctionne quand il reprend un média, avec en tête un vrai projet de créer un empire médiatique néo-réactionnaire à la façon d'un Murdoch. Il a agi ainsi avec i-Télé devenu CNews et avec Europe 1», constate et dénonce Alexis Lévrier. Pour l'historien de la presse, «Bolloré sert des idées racistes et xénophobes, il mène une croisade identitaire et religieuse, il appartient à une droite maurrassienne, plutôt antirépublicaine».
Alexis Lévrier développe:
Le pluralisme des idées ne suppose-t-il pas l’existence de médias dont nul n’est forcé de partager la ligne? «Oui, répond Alexis Lévrier, mais Valeurs Actuelles avec Geoffroy Lejeune à sa tête, ou encore la chaîne CNews se sont rendus coupables de délits racistes qui dépassent les limites de la liberté d’expression.»
CNews a fait l’objet dernièrement d’une passe d’armes au sein du gouvernement. Le 10 juillet, le désormais ex-ministre de l’Education nationale Pap Ndiaye, prenant le défense des grévistes du JDD, avait qualifié la chaîne bolloriste «très clairement d’extrême droite», suscitant un tollé chez les journalistes de cette dernière. Peu après, la première ministre Elisabeth Borne semblait se démarquer des propos de Pap Ndiaye en affirmant qu’«il n’appartient pas au gouvernement d’interférer dans la gestion des médias, quels qu’ils soient». Cela faisait dire au quotidien de gauche Libération, prenant appui sur le pédigrée de Geoffroy Lejeune:
On se demande ce qu’un profil idéologique comme Geoffroy Lejeune, si lié à la marque Valeurs Actuelles et à ses unes provocs avant que le propriétaire ne décide d’assagir le titre, peut bien faire d’un hebdo comme le JDD, qu’on n’imagine pas une seconde en organe de propagande identitaire.
L’historien paraît moins craindre le rôle que pourrait jouer le JDD dans une future campagne présidentielle que son coéquipier d’écurie Paris Match. «Vincent Bolloré sait toute l’importance que revêt la peopolisation en politique, dit-il. Pour l’heure, Paris Match s’est toujours refusé à mettre à sa une les Le Pen, incarnation de l’extrême droite en politique. Mais, en septembre 2021, alors que Bolloré n’était pas encore le futur patron annoncé du titre, mais commençait à placer ses pions, la direction de celui-ci avait franchi le pas en y montrant Eric Zemmour enlaçant sa compagne Sarah Knafo sur une plage du sud de la France.»
C’est manifestement à cette «banalisation» des idées d’extrême droite que la rédaction du JDD n’entend pas prêter la main. La journaliste Charlotte d’Ornellas, écœurée par le licenciement de Geoffroy Lejeune de Valeurs Actuelles, est annoncée à la rubrique police-justice du JDD, augurant d'un changement de cap et de ton de l'hebdomadaire. Il est probable qu’une bonne partie des grévistes du dominical demande à profiter de la clause de conscience pouvant être actionnée lors d’un changement d’actionnaire, ce qui ouvre la voie à un plan social.
Jusqu’ici, par leur intransigeance, ceux-ci auront certainement voulu montrer qu’ils n’étaient pas prêts à courber l'échine. Dans un communiqué paru hier et qui pourrait être suivi prochainement d’un autre, la rédaction en grève du JDD, une cinquantaine de CDI, une quarantaine de pigistes, se dit «plus déterminée que jamais».