Comment comprenez-vous l’annonce de Donald Trump, sa décision, pour ainsi dire, d’occuper Gaza pour en faire un eldorado pareil à une Côte d'Azur, tout en le vidant des Gazaouis?
Bertrand Badie: Je ne sais pas si l’on peut parler de décision, parce que c’est un sujet sur lequel décider seul est pratiquement impossible. Mais c’est vrai que Donald Trump s’est mis dans la peau, qu’il connaît bien, du promoteur immobilier: voilà un terrain attrayant, on va en faire un eldorado, et pour cela, il faut expulser les bonnes gens qui sont sur place.
Quelle est la rationalité du «plan» de Donald Trump pour Gaza?
C’est une rationalité très trumpienne. Il joue la carte du court-termisme. A court terme, l’opération peut être bénéficiaire. D’abord, parce que, dans l’immédiat, elle crée des soutiens, chez les plus fervents de la cause israélienne qui se félicitent qu'un homme, enfin, prenne des décisions courageuses. L’autre rationalité à court terme, très trumpienne, elle aussi, c'est que l’annonce tonitruante du président américain permet de faire monter les enchères, dans le but d’obtenir des compensations ici ou là, inférieures à ce qui était demandé, mais supérieures à ce qu’on avait auparavant.
A quoi pensez-vous?
Ce peut être des concessions supplémentaires de certains acteurs dans le monde arabe, qui, pour éviter le drame d’un déplacement massif de la population gazaouie, seraient prêts à faire un pas en avant dans telle ou telle direction espérée par la diplomatie américaine.
Dans le cas de Gaza, il y a comme un plan, non?
Il faut bien voir que les réponses que je vous fais sont une tentative pour comprendre la rationalité de quelque chose qui est en soi parfaitement irrationnel. Il y a quand même un risque très élevé qu’à moyen ou long terme, tout ceci se retourne contre la diplomatie américaine.
Pour quelles raisons?
D’abord, parce qu’il y a un droit international que le Trump 2 semble vouloir encore plus ignorer que le Trump 1 du premier mandat.
C’est apporter de l’eau au moulin de ceux qui devant la Cour pénale internationale mettent en accusation Israël et qui, par la même occasion, risquent de mettre solidairement en accusation les Etats-Unis. Cela va aussi un peu dans le sens de ce que disait la Cour internationale de justice de l’ONU sur le risque génocidaire.
Un risque génocidaire en cas de déplacement forcé?
Le deuxième risque, lorsque vous dites à une population qui a perdu au moins 50 000 des siens, peut-être le double, qu’elle doit s'en aller ailleurs, c’est de créer des situations de crispation, qui finalement vont bénéficier essentiellement au Hamas et aux fractions les plus radicales des organisations palestiniennes. Le dernier risque, avec la proposition de Donald Trump, c’est qu’elle bloque à moyen ou long terme toute possibilité de conciliation des diplomaties arabes et israélienne.
C'est-à-dire?
On voit mal l’Arabie Saoudite dans le contexte actuel signer un nouvel accord d’Abraham en vue d’un règlement global du conflit israélo-palestinien. Il y a même un risque raisonnable de voir des pays comme la Jordanie et l’Egypte, qui sont en première ligne en cas de déplacement des populations, de rompre, au moins de geler les traités conclus avec Israël. Au Maroc, la population, qui a mal accepté le contrat passé avec Israël, risque de se raidir.
Le transfert de 2 millions de personnes hors de Gaza est-il totalement irréaliste?
C’est totalement irréaliste. Imaginez ce que pourrait être l’absorption par ces deux pays voisins que sont la Jordanie et l’Egypte d’un tel nombre? C’est proprement impossible. Cela voudrait dire un Sinaï complètement saturé de camps palestiniens, et l’on voit tout ce que cela peut impliquer pour le régime autoritaire du président al-Sissi. Pour la Jordanie, elle qui est déjà à 60% composée dans sa population de personnes d’origine palestinienne, ce serait saper les institutions monarchiques hachémites. Et puis, surtout, est-ce humainement possible?
Tout ceci est, donc, effectivement, une vue de l’esprit, qui traduit une totale méconnaissance de ce qu’est l’intimité des populations de cette région et qui va consolider l’escalade de la violence dans cette même région.
En 2005, lorsque Israël s’est retiré de Gaza, est-ce qu’il n’y avait pas l’espoir dans tout ou partie de la population gazaouie de faire de ce territoire, un territoire prospère?
Aucune enquête approfondie n’a été faite sur le comportement et les aspirations de la population à tous les stades des tragédies vécues par les femmes et les hommes de Gaza.
Dans ces conditions, les chances de pouvoir vivre dans le confort minimal et a fortiori dans la prospérité étaient totalement illusoires.
Est-ce que le Hamas n’a pas été une calamité pour les Gazaouis?
C’est exactement comme si vous me demandiez si le FLN (Front de libération national) a été une calamité pour les Algériens. Un mouvement qui emploie des méthodes terroristes fait nécessairement peser des risques énormes sur sa propre population. Ceci dit, il faut voir aussi quel était le ressort de cette violence. Si cette violence avait été totalement rejetée par la population gazaouie, cela se serait su. Or, on voit bien maintenant que, après cette énorme tragédie post-7-Octobre, le Hamas est en train de se reconstituer et peut-être va-t-il même encore se renforcer. Les violences actuelles en Cisjordanie constituent un relais pour le développement d’un mouvement de cette nature.