Est-ce que l'offensive annoncée par les Ukrainiens est enfin en train de commencer?
François Heisbourg: Les Ukrainiens se comportent comme s'ils étaient sur le point de lancer une grande offensive. Sabotage de lignes de chemin de fer, attaques contre des dépôts de carburant, opérations de partisans comme celles menées dans la région de Belgorod, tout cela est une manière de préparer l'offensive. Beaucoup de ces actions ne sont pas médiatisées.
Quel est le but des Ukrainiens?
Les Ukrainiens veulent rétablir la situation du début de la guerre, le 24 février 2022, ou couper la Russie continentale de la Crimée. Les Russes consacrent donc beaucoup d'énergie à sécuriser la péninsule avec des missiles, des fortifications et des tranchées antichars. Cela me semble être un remake de la bataille de Koursk en 1943. L'enjeu est énorme.
Un succès de l'offensive aurait-il des conséquences au-delà des gains de territoire?
Oui. Vladimir Poutine serait contraint de négocier. Il devrait ainsi choisir entre garder la Crimée ou empêcher l'Ukraine de rejoindre l'Otan.
Et je pense qu'il préférerait garder la Crimée et accepter en échange l'adhésion de l'Ukraine à l'Otan. C'est ainsi que les Soviétiques, y compris Staline, ont agi après la Seconde Guerre mondiale: ils ont permis à l'Allemagne d'adhérer à l'Otan et ont accepté la souveraineté de l'Autriche en échange du maintien du territoire de la RDA.
Et que se passera-t-il en cas d'échec de l'offensive?
Si l'offensive échoue ou n'a pas lieu, la situation sera extrêmement difficile pour Kiev. La Russie continuerait d'occuper un sixième du territoire ukrainien et ne serait pas obligée de s'asseoir à la table des négociations. L'Occident se demanderait s'il doit continuer à armer l'Ukraine. Cela aurait des conséquences également sur le climat ambiant aux Etats-Unis, où des élections auront lieu en novembre 2024.
Des élections pour lesquelles Moscou mise entièrement sur une victoire de Donald Trump.
Une nouvelle victoire de Donald Trump changerait tout en Ukraine. Trump n'a aucune sympathie pour l'Ukraine et il ne voit pas l'intérêt américain de s'y impliquer. Il dit que si cela ne tenait qu'à lui, le problème ukrainien serait réglé en une journée.
Donald Trump ne serait-il pas sensible à l'argument selon lequel les Etats-Unis, en soutenant l'Ukraine, envoient également un signal fort de leur détermination à la Chine?
C'est ce que pense Joe Biden. Trump n'a en revanche jamais évoqué le lien entre l'Ukraine et Taïwan.
Comment évaluez-vous la résistance des Ukrainiens?
Cela dépendra des opérations de cet été. L'issue de l'offensive ukrainienne sera déterminante pour la suite et l'issue du conflit à plusieurs égards. Sur le plan humain et militaire, cela va être dur, très dur pour les Ukrainiens.
Dans votre dernier livre Les Leçons d'une guerre, vous écrivez que le conflit en Ukraine doit se terminer par la victoire d'un camp et la défaite de l'autre. Il n'y a donc pas d'entre-deux possible?
Les objectifs des deux camps sont tellement opposés qu'il ne peut en être autrement: il doit y avoir un vainqueur, qui atteindra ses objectifs de guerre, et un perdant. L'Ukraine veut retrouver son intégrité territoriale, ainsi que sa souveraineté et sa sécurité. Le but de la guerre russe est impérial et colonial, puisque Poutine veut tout simplement absorber l'Ukraine et la faire disparaître.
La Russie pourrait-elle accepter une défaite? Vous avez dit un jour au président français Emmanuel Macron qu'une solution de paix durable resterait impossible tant que Moscou ne renoncerait pas à ses ambitions d'empire, comme l'Allemagne autrefois.
L'Allemagne a eu besoin de décennies et d'un travail approfondi pour y parvenir. La Russie ne semble pas prête à le faire. Cela ne vaut pas seulement pour Vladimir Poutine, mais pour l'ensemble de la population, manipulée par la propagande. Il serait plus difficile pour la Russie de renoncer à la puissance impériale que pour les puissances du XIXe siècle. La France aussi a eu le plus grand mal, comme l'a montré la guerre d'Algérie. Accepter la fin d'un empire est très compliqué. C'est pourquoi personne, pas même Macron, ne se fait aujourd'hui d'illusions sur la possibilité d'une paix rapide entre l'Ukraine et la Russie.
Par ailleurs, la Chine ne ferait-elle pas tout pour éviter une défaite russe – et donc le triomphe des Américains?
Pas nécessairement. Certes, la chute du poutinisme et l'instauration de la démocratie en Russie ne sont pas dans l'intérêt de la Chine. Mais il ne faut pas oublier cela: le président chinois Xi Jinping n'a pas approuvé l'annexion de la Crimée. Il n'y a pas d'alliance entre la Chine et la Russie, seulement un partenariat. Xi et Poutine parlent d'une «amitié sans frontières». Ce n'est pas encore une alliance.
Comment évolue l'opinion publique en Europe face à la guerre en Ukraine?
Les médias new-yorkais ont constaté une érosion du soutien américain et parlent de «war fatigue», de lassitude face à la guerre. Mais selon les sondages d'opinion, il n'y a pas de revirement, même en Europe. Les gens savent clairement qui est l'agresseur et qui a été attaqué. En outre, les conséquences économiques ne sont pas aussi graves qu'on le craignait.
C'est particulièrement vrai aux Etats-Unis, où les élections prochaines seront pourtant de la plus haute importance dans le déroulement de la guerre.
Vous avez dit que l'Europe devait «s'engager pour gagner». Qu'entendez-vous par là?
Outre la livraison d'avions de combat, il s'agit également d'augmenter les budgets de la défense. Et ce au-delà du jour où la paix sera rétablie en Ukraine. Que fera la Russie dans dix ans, que fera la Chine dans vingt ans? Comment se comportera la Turquie? Aujourd'hui, on se rend compte que les guerres font partie de l'éventail des comportements des différents Etats.
L'Allemagne, en particulier, doit repenser entièrement sa politique de sécurité et sa politique énergétique. Comment voyez-vous ces efforts?
Comme tous les pays, l'Allemagne se rend compte que rien ne sera plus comme avant, c'est-à-dire avant le 24 février 2022. Chapeau à l'Allemagne pour avoir réussi en un an à ne plus importer de gaz et de pétrole de Russie. Le débat allemand sur la politique chinoise est tout aussi impressionnant, y compris la question de l'avenir de Volkswagen et Mercedes sur le marché chinois. J'ai confiance dans le fait que Berlin prendra la bonne décision. Mais ce que je ne comprends pas, c'est le blocage allemand sur la question de l'énergie nucléaire. L'Allemagne s'empêtre dans une contradiction totale avec son souhait de réduire les émissions de gaz à effet de serre.
La neutralité de pays occidentaux comme la Suisse ou l'Autriche est-elle encore de mise dans la question ukrainienne?
Dans le cas de la Suisse, la neutralité est un thème lié à l'identité nationale. Je pense que c'est le seul pays où c'est vraiment le cas. J'ai participé dans les années 1990 aux travaux de la commission ad hoc d'Edouard Brunner sur l'avenir de la neutralité suisse après la guerre froide. J'ai eu l'occasion de travailler sur ce sujet avec nos amis helvètes et je sais à quel point il est délicat. Je respecte ses limites.
Cela a fonctionné pendant la guerre du Kosovo avec l'autorisation de survol pour les avions de la coalition occidentale et les troupes frontalières envoyées sur place. Mais aujourd'hui, la Suisse rechigne même à donner à d'autres pays l'autorisation de livrer des armes suisses en Ukraine. J'ai plus de compréhension pour la Suisse que nombre de mes collègues allemands, qui comprennent mieux la neutralité autrichienne.
L'onde de choc de la guerre en Ukraine s'étend bien au-delà de l'est de l'Ukraine et même de l'Europe. La domination de l'Occident est de plus en plus remise en question. Sommes-nous en train d'assister aux prémices d'un nouvel ordre mondial?
Le changement est indéniable. Sachant qu'à l'ONU, une nette majorité de pays est toujours favorable à l'Ukraine. Des pays importants comme le Brésil, le Vietnam ou la Turquie poursuivent certes leurs intérêts, mais ils ne rejettent pas fondamentalement l'Occident. Il y a de gros problèmes en Afrique, car il y règne un récit de colonisation et d'impérialisme occidental. Les Européens et les Américains ont commis une grave erreur en abandonnant l'Afrique aux activités diplomatiques et militaires de la Russie.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder