Une maison est en feu. La chaleur est perceptible à des dizaines de mètres. Le fracas des poutres et le crépitement des flammes sont assourdissants. Pokrovsk est désormais une localité presque déserte, c'est pourquoi personne ne pourrait dire si l'incendie était dû à des tirs russes ou à une autre cause quelconque.
Pour l'instant, les pompiers ne s'occupent pas des causes de l'incendie. Avec leurs camions, ils tentent plutôt d'empêcher que le bâtiment voisin ne soit lui aussi englouti par les flammes. Aucune victime n'est à déplorer.
Depuis la périphérie de la ville, il reste environ sept kilomètres en direction du sud-est jusqu'aux positions russes les plus proches. Les soldats de Poutine sont pour l'instant bloqués sur la dernière et l’avant-dernière ligne de défense ukrainienne devant la ville. Le front n'y a guère bougé ces dernières semaines.
Cela a donné aux défenseurs le temps d'ériger de nouvelles fortifications autour de la ville. Lors de notre dernier voyage en septembre, beaucoup de ces constructions n’étaient pas présentes. Les Ukrainiens semblent avoir appris des erreurs du passé. Des tranchées et des bunkers avec des meurtrières ont été construits de toute part.
L'atmosphère est fiévreuse à l’approche de la grande bataille, même si cela peut prendre encore des semaines ou des mois avant que les envahisseurs russes n'atteignent la périphérie de la ville. La situation est difficile pour les Ukrainiens. Pourtant, rien ne donne l'impression qu'il s'agit d'une armée défaite. De nombreux soldats sont motivés à se défendre, notamment parce que l'Ukraine n'a pas d'autre choix.
Depuis environ deux mois, les médias étrangers prédisent la chute de Pokrovsk, mais la réalité est quelque peu différente. En règle générale, les Russes ne sont efficaces que lorsqu'ils encerclent une localité par des opérations en tenaille sur trois fronts. Les bombes planantes larguées par les avions détruisent alors tous les bâtiments et les positions avant que des vagues d'attaques d'infanterie ne forcent les défenseurs à se retirer.
Mais Pokrovsk n'en est pas encore là. Pour l'instant, l'armée russe tente de progresser vers l'ouest au sud de la ville afin de prendre en tenaille cette importante base de ravitaillement. La localité de Kourakhove, située à un peu plus de 30 kilomètres au sud-est sur les rives d'un lac artificiel, se trouve sur le chemin des envahisseurs. C'est là que se déroulent actuellement les combats les plus violents.
Nous quittons donc Pokrovsk en direction du sud, afin de nous faire une idée de la situation dans la zone de combat. Mais nous sommes vite freinés. Dans une forêt, une voiture rouge, une très vieille Lada russe, est garée au bord de la route. Le capot est tordu par une explosion et criblé d'éclats de métal. Le pare-brise a été complètement détruit.
A l'intérieur se trouve le passager, un homme assez fort et habillé en civil. La tête est penchée en avant, le menton repose sur la poitrine. S'il n'y avait pas d'éclaboussures de sang sur la joue, on pourrait croire que le vieil homme s'est assoupi. Mais au niveau de son abdomen, il y a un énorme trou. Nous ne pouvons plus rien pour ce malheureux.
Mais où est le conducteur? Le chercher semble risqué, car nous nous trouvons manifestement sur un tronçon sous le contrôle des drones de combat russes. Il est donc préférable de s’en aller rapidement, même si de puissants brouilleurs sont installés sur le toit de notre voiture.
En effet, depuis peu, les Russes utilisent des drones contrôlés par un mince câble en fibre optique de plusieurs kilomètres de long. Ces quadricoptères sont totalement indépendants des signaux radio et les antennes sur la voiture n'offrent aucune protection dans de tels cas.
Nous continuons à rouler à grande vitesse. Après à peine deux kilomètres, nous arrivons à un hameau. A côté de la route, un vieil homme marche avec un bonnet noir sur la tête. Sa main droite, sommairement bandée, est couverte de sang. Des taches brun rouille sont visibles sur son visage - similaires à celles du mort dans la Lada. Nous nous arrêtons, demandons ce qui s'est passé et faisons de la place dans la voiture pour qu'il puisse monter.
Volodimir, 71 ans, est en état de choc, ses yeux sont écarquillés.
Il ne veut pas que nous l'amenions à l'hôpital, il veut retourner au village où vivait le passager pour annoncer à sa sœur la mauvaise nouvelle de la mort de son frère. Lui-même se porte bien physiquement, compte tenu des circonstances. «Un drone a touché ma voiture, mais l'explosion ne m'a miraculeusement blessé qu'à la main.» Le sang sur son visage provient probablement de l'éclatement de la vitre du pare-brise.
Arrivé au village, Volodimir frappe à une porte verte. La femme, qui vient de perdre son frère, ouvre et un petit chien en sort en aboyant furieusement. Volodimir tente d'expliquer ce qui s'est passé. La femme se couvre le visage de ses deux mains.
Petit à petit, les bribes de conversation laissent entendre que son frère voulait apporter des documents à son employeur à Pokrovsk. Il avait donc demandé à Volodimir de le conduire en ville. Mais un pilote de drone russe avait vu la Lada rouge - indiscutablement un véhicule civil - et l'avait attaquée.
Entre-temps, nous avons prévenu les soldats du village qui arrivent en ambulance. Une infirmière s'occupe de la main de Volodimir. Ce n'est qu'à contrecœur que le vieil homme monte dans le véhicule et se fait panser. Un autre ambulancier me demande de le conduire sur place, il veut s'assurer que le passager ne peut vraiment plus être sauvé. Comme ma voiture est la seule dans les environs à être équipée de brouilleurs, j'accède à sa requête.
Nous nous rendons à nouveau à la Lada rouge, l'ambulancier en sort, prend le pouls du passager et revient. «200», dit-il simplement. C'est le code militaire des armées ukrainienne et russe pour «mort». Puis il me demande de partir le plus vite possible.
«L'homme est gros et très lourd. Nous devrons l'évacuer avec une civière spéciale, mais nous ne pouvons pas le faire maintenant», explique le soldat. Plus tard, les autorités de la région de Donetsk annonceront qu'un civil a été tué en ce jour gris et brumeux, près du village de Shevchenko, au sud-ouest de Pokrovsk.
Traduit et adapté de l'allemand par Léon Dietrich