Tout a commencé après minuit: d'abord le bruit permanent des drones, qui rappelle celui de la fraise chez le dentiste, le vrombissement des missiles, le cliquetis de la défense antiaérienne mobile. Puis les tonnerres sourds, les détonations qui font claquer les fenêtres, les impacts. Et le silence, seulement rompu par les alarmes de voiture déclenchées par les ondes de choc et les éclats de voix frénétiques dans les couloirs des bâtiments.
«Se pourrait-il que nous vivions dans une matrice? Dans une nouvelle réalité?», demande Bohdan Stus, la quarantaine, en pantalon de pyjama et T-shirt, debout dans l'entrée en bas de chez lui. Il se lève d'un pied sur l'autre - des tongs aux pieds, une bouteille d'eau dans la main gauche, une cigarette dans la droite. Pourtant, il ne fume jamais. Il regarde ses doigts et la cigarette, semblant se surprendre lui-même:
Une nuit de guerre comme Kiev n'en avait pas connu depuis très longtemps. La Russie a tiré environ 500 drones et missiles sur la capitale ukrainienne dans la nuit de mercredi à jeudi.
Pendant des heures, des drones, des missiles de croisière et des roquettes ont survolé Kiev par vagues à peine successives, avant de s'écraser en piqué sur leurs cibles: habitations, garages, stations-service. Une polyclinique a été presque entièrement détruite, selon le maire, Vitali Klitschko.
Jeudi matin, on déplorait deux mortes: une civile de 68 ans et une policière de 22 ans - «assassinées par les ennemis», selon le porte-parole de l'administration militaire. Seize personnes ont été blessées. A travers le pays, douze ont péri dans des offensives. Nous en sommes à la quatrième année d'invasion et à la onzième année de conflit entre les deux pays.
A Kiev principalement, les attaques suivent une certaine routine. Elles débutent après minuit, durant le couvre-feu, lorsque cette ville de sept millions d'habitants, qui ne dort d'habitude jamais, devient tout à coup silencieuse. Et pourtant, beaucoup de choses ont changé depuis quelques mois.
Bohdan Stus, qui a souhaité modifier son nom, a lui aussi accroché dans l'entrée de son immeuble un petit sac avec le strict nécessaire: téléphone, batterie externe, clés, eau, barre de chocolat, lampe de poche, cigarettes en cas d'urgence. Tout est prêt dans l'antichambre. Jusqu'à présent, il se rendait dans le couloir, s'asseyait entre les murs porteurs de son logement ou dans la salle de bain et il attendait.
Mais là, fini la routine. L'intensité des offensives s'est considérablement accrue. Kiev a été massivement bombardée rien que la semaine dernière: dans la nuit de mardi à mercredi, plus de 700 drones et missiles se sont abattus - un nombre record. C'est surtout l'ouest du pays qui a été visé.
Et Moscou dispose de davantage de capacités pour ses drones: plus rapides, plus difficiles à intercepter, mais surtout, ils portent une plus grosse charge explosive. L'intérieur des bâtiments offrait jusqu'ici une protection efficace, on pouvait donc dormir dans la salle de bain s'il le fallait. Aujourd'hui, ces armes relativement bon marché font toutefois s'effondrer des maisons entières.
Autre nouveauté: le mode opératoire. Par exemple, la concentration de tirs sur une agglomération. Cela surcharge complètement la défense antiaérienne des zones concernées, déjà passablement saturée. On se sentait jusqu'à alors un peu en sécurité à Kiev. La densité des dernières opérations pourrait changer la donne.
Les Russes ont aussi modifié leur manière de choisir des cibles: les centrales électriques ont cédé leur place aux maisons d'habitation, aux bureaux de recrutement, aux établissements médicaux. Surtout entre minuit et les premières heures du matin. En pantalon de pyjama et en tongs, Bohdan parle d'une «privation de sommeil équivalent à une arme de destruction massive».
«Cela pourrait être une si belle nuit d'été», dit le non-fumeur qui les enchaîne. «On pourrait tous être assis dans un bar en bas de la rivière, avec un cocktail et en enfonçant nos pieds dans le sable tiède». Un bruit gronde. Il se penche hors du passage, regarde vers le haut. Un autre grondement. Un vrombissement tout proche.
Bohdan est programmeur à son compte. Il a pris l'habitude de travailler la nuit. «Parce que, comme ça, on peut au moins faire des nuits complètes la journée», lâche-t-il.
(Adaptation française: Valentine Zenker)