Rendez-vous sur Telegram. L’appel est lancé, la vidéo démarre. Je lui souris, elle me sourit et après quelques banalités, j’entame la conversation évidente que nous devons avoir: son pays est en guerre contre l’Ukraine. Comment se sent-elle par rapport à ça?
D’une voix posée, elle me répond qu’elle essaie de rester calme. Ses grands-parents et même ses parents ont vécu en Union soviétique et faisaient la queue tous les jours pour acheter des produits de base. «C’est encore un souvenir très présent», m’explique-t-elle, et «les gens ont peur que cela se reproduise à nouveau».
Elle s’inquiète surtout pour la pénurie de médicaments, qui est un vrai problème d’après elle. «Plusieurs sociétés pharmaceutiques ont en effet annoncé qu’elles se retiraient du marché russe et certaines personnes n’ont plus accès aux médicaments dont elles ont besoin», m’explique-t-elle.
Elle a aussi peur que certains produits qu’elle consomme au quotidien ne soient plus disponibles. Autour d’elle, les gens commencent à faire des réserves et les prix augmentent. C’est un constat qui ne semble pas l’affecter plus que ça, pour l’instant.
Et pour cause, Maria est plutôt aisée. D’origine abkhaze, elle a étudié et travaillé à l’international, notamment pour la Croix-Rouge. Aujourd’hui âgée de 32 ans, elle est mère au foyer et condamne «une russophobie orchestrée par l'Occident». Si lors de notre conversation, elle maintient ne pas vouloir tenir de propos politiques, c’est autre chose dans les faits.
Au fur et à mesure de notre conversation, elle devient de plus en plus en colère. Elle est en colère contre l’Occident, car «c’est à cause de l’Occident que la Russie est aujourd'hui en détresse». J'ai envie de lui dire que c'est surtout à cause de son président. J'y reviendrai.
Petit à petit, je me rends compte qu’elle me gave de propagande russe. «Cette crise a commencé il y a déjà sept ou huit ans, lorsque les Ukrainiens ont commencé à tuer les Russes vivant en Ukraine», m’explique-t-elle. Je ne l'arrête toujours pas, c'est quelque chose qu'elle connaît parce qu'elle l'a vécu: quand elle vivait en Abkhazie, les Russes qui vivaient en Ukraine ont fui vers son pays.
Face à de tels arguments, comment moi, journaliste suisse, qui ne connaît la région que depuis que la guerre a éclaté, pourrais-je réagir à ça? Comment donner un argument plus fort que celui du vécu? Je me tais.
Elle continue: «Je ne comprends pas pourquoi les pays occidentaux n'ont pas réagi de la même manière envers les Etats-Unis par exemple. Eux aussi sont responsables d'avoir mené de nombreuses guerres ces dernières années». De nouveau, elle n’a pas entièrement tort. Mais est-ce que cela justifie ce qu’il se passe en Ukraine aujourd'hui? Je ne crois pas.
Tout au long de notre conversation, elle m'assure, elle ne fait pas l’apologie de la guerre, ni de Poutine, mais. Il y a toujours un «mais» derrière une argumentation qui ressemble fortement à de la propagande. Elle affirme que «lorsque la Géorgie a commencé la guerre contre l'Abkhazie, la Russie a été le seul pays à les aider». Et elle soutient qu’en 2008 «l'Occident a décrié la Russie pour avoir sauvé l’Abkhazie». Pour elle, c’est exactement le même scénario aujourd’hui en Ukraine.
Serait-elle en train de justifier l’invasion de l’Ukraine? Est-elle au courant que Poutine est un criminel de guerre? Est-il un criminel de guerre? Face à ces arguments expliqués avec tant de calme, je commence moi-même à douter. Et si j’avais tout faux? Je tente de l’arrêter: Poutine est aujourd'hui considéré comme un criminel de guerre. Est-ce que tu soutiens ses actions en Ukraine?
Elle n’en sait rien, mais ce qu’elle sait, c'est que Poutine a prévenu l’Occident par rapport à l’expansion de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan) en Ukraine à plusieurs reprises. Et là encore, je me demande: est-ce que le fait qu’il nous ait prévenus, ça l’excuse?
Elle renchérit: «Qu'attendez-vous d’autre d'un pays dont les citoyens sont en train d'être tués en Ukraine?» J’ai envie de lui dire, que ce n’est pas exactement ce qui est en train de se passer, mais qu’est-ce que j’en sais vraiment?
Je tente enfin de lui faire comprendre ma vision du monde. Je lui dis que ce qu’elle est en train de me raconter, c’est de la propagande russe. Admet-elle que la propagande existe? «Je n'appellerais pas cela de la propagande», assure-t-elle, «c’est une campagne d’information, ce que l’Occident fait aussi». Et là, c’est la goutte de trop. J’ai l’impression d’avoir traversé le miroir et basculé dans une lecture du monde dont je ne connaissais pas l’existence.
Elle enchaîne: «On ne peut jamais savoir ce qu'il se passe vraiment» et «on vit dans un monde de fake news». Elle qui lit à la fois des sources d’informations occidentales et russes, ne se fie qu’à son expérience personnelle: «J’ai été le témoin de ce qui se passait en 2008, lorsque la Russie a été décriée pour nous avoir sauvés de l'envahisseur géorgien». Je reste bouche bée.
- Mais, je tente, les gens se font arrêter à Moscou s’ils protestent contre la guerre.
- Ah bon? répond-elle, ils se font arrêter? Je croyais qu’elle lisait les médias occidentaux. Peut-être oui, mais je ne suis pas certaine que ce soit le cas.
- Mais si, la police peut même prendre ton téléphone et vérifier tes conversations privées, j'insiste.
- Pour être honnête, je n’en ai aucune idée. Je ne crois pas qu’ils peuvent faire ça, mais sûrement qu’ils peuvent le faire.
- Et ça ne te fait pas peur?
- Non, enfin, c'est peut-être parce que si je disais... Elle s’interrompt avant de reprendre: je ne peux pas répondre à cette question pour le moment.
Je n’insiste pas. Je sais que cela peut être dangereux. Je change de sujet. Instagram, Facebook et TikTok sont inaccessibles en Russie. Qu'est-ce que tu penses de cette censure ? De nouveau, cela ne la concerne pas vraiment:
Elle est heureuse de ne plus avoir accès à ces réseaux, car de toute façon, elle sait que Facebook autorise les messages de haine contre les Russes et contre le président russe. Elle me retourne la question: «Tu crois que c’est normal que les jeunes sur Instagram et Facebook puissent voir des discours de haine qui leur sont adressés?» Elle poursuit:
Je rends les armes et je termine la conversation en la remerciant de m’avoir accordé un peu de temps. Je raccroche. Je ferme mon ordinateur et je réalise: elle m’a complètement retourné le cerveau.